Certaines espèces prospèrent. La bernache cravant – à ne pas confondre avec la bernache du Canada, en pleine forme elle aussi – en fait partie. Elles sont 50 000, chaque année, à venir hiverner sur le bassin d’Arcachon. Un repos bien mérité quand on a parcouru 6 000 kilomètres depuis la Sibérie. Pourquoi ce plan d’eau ? Parce qu’il est riche en zostère, une herbe marine particulièrement appréciée.
La France accueille environ 60 % de la population mondiale de cravants en hivernage. Outre le bassin d’Arcachon, deux autres sites les hébergent : le sud de la Bretagne (golfe du Morbihan et abords) et la Charente-Maritime (île de Ré, Moëze-Oléron). À peine plus grosse qu’un canard, la bernache cravant (Branta bernicla) est une petite oie sombre et trapue inféodée aux zones côtières. Elle niche dans l’ouest de la Sibérie, sur la péninsule du Taymir. Ses colonies s’installent sur les escarpements rocheux, de mars à octobre. Elle migre ensuite en Europe occidentale pour passer l’hiver au chaud.
Cet oiseau a longtemps intrigué. Au Moyen Âge, on pensait qu’il naissait des anatifes, ces coquillages accrochés aux épaves. Les fantasmes sont sans limite. En 1067, Pierre Damien, qui fut cardinal en Italie, parle « d’arbre à bernaches » sur le rivage ! L’oiseau naîtrait dans un fruit dont l’enveloppe se déchire. Seuls ceux qui tombent dans la mer survivraient. Il faudra attendre le XVIe siècle et les premières expéditions en Arctique pour que la science fasse litière de ces croyances, qui perdureront pourtant ici ou là jusqu’au XVIIe siècle.
Bernache au chocolat
L’oiseau n’a pas toujours été protégé. On le chassait dans les années soixante. Je me souviens d’en avoir tiré dans la baie de Carentan. L’un de nos compagnons de chasse se targuait d’être un excellent cuisinier. Il proposa une « bernache au chocolat », une recette hardie qui devait diluer les senteurs fortes du palmipède marin. Je n’en garde pas un souvenir ému.
Depuis qu’elle est protégée, notre petite bernache se régale donc de zostères au risque, parfois, de bouleverser le milieu. Comme nous vivons en Europe et que les lois de l’écologie ne sont pas toujours celles de la raison, la bernache cravant ne reviendra pas sur la liste des oiseaux gibiers. C’est la règle. Dès qu’un gibier devient protégé, il n’y a pas – contrairement au Québec et aux États-Unis – de billet retour. Quelle que soit l’évolution des effectifs, elle restera à l’abri des prélèvements humains.
Sur le bassin d’Arcachon, ces oies prennent leurs aises et se montrent confiantes. À marée haute, elles arrivent en paquets près du rivage. On peut les observer minutieusement, bien distinguer leur petite tête noire cernée d’un col blanc, le bec court, le corps brun foncé. L’oie a bel appétit. C’est même sa principale occupation. Il faut la voir cisailler d’un coup de bec les zostères et avaler ensuite l’herbe comme on déguste des spaghettis, en petites bouchées gourmandes. Parfois des rivalités éclatent. On se poursuit en cacardant. Quand elles ont repéré le promeneur, les oies ne s’envolent pas mais s’éloignent doucement en « palmant ». Les concentrations sont à peine imaginables. Quand une bande prend son envol, ce sont des milliers d’oiseaux qui forment une barre sombre au-dessus de l’eau.
Gare à l’erreur !
Les bateaux ne les effarouchent pas. Les chalands des ostréiculteurs passent à proximité sans les inquiéter. Il arrive que les oies sortent de l’eau pour s’installer sur des bancs de sable ou des vasières. On les voit alors se dandiner à la recherche de mollusques.
Les sauvaginiers qui sont cachés dans les « tonnes », ces huttes locales, doivent, on s’en doute, faire très attention. Gare à l’erreur ! À la tombée de la nuit, quand il n’y a plus dans le ciel que des silhouettes sombres, on peut facilement confondre un canard colvert avec une oie bernache. Les deux oiseaux ont à peu près la même taille. Les heures de marée donnent des indications. En effet, pour que les oies prennent l’air, il faut qu’elles soient chassées de leurs places nourricières par le flot. À marée basse ou à marée descendante, il n’y a aucune raison d’en voir dans le ciel : elles sont à table.
Cette énorme concentration d’oiseaux est devenue une attraction locale. On vient de loin pour les observer. Il y a même des promenades spécialisées.
Au printemps, bien requinquées, les bernaches vont s’envoler à nouveau pour la Sibérie. Cinq à six mille kilomètres – selon les zones de reproduction – qu’elles vont avaler en une vingtaine de jours. Il m’est arrivé, pendant l’été, d’observer une bernache solitaire errant sur un banc de sable. Maladie ? Détérioration du GPS interne ? La nature est merveilleuse, mais il arrive qu’elle trébuche. La perfection n’est pas de ce monde.