« Un outil permettant de répondre à la fois aux attentes sociétales et aux besoins économiques des exploitations ». C’est ainsi qu’Emmanuel Leveugle, agriculteur à Flesquières (Nord), décrit le projet auquel il réfléchit depuis le printemps dernier : concevoir, avec un budget de 10 000 €, un semoir polyvalent, à dents très fines, utilisable pour l’Agriculture de conservation des sols (ACS). Une paille, quand les prix du neuf pour ce genre de matériel atteignent vite les 50 000 €.

Entre les lignes

Avec ce semoir polyvalent dont il entend partager librement les plans avec tous les agriculteurs intéressés, le cultivateur nordiste veut redonner un peu de latitude et de choix à ses confrères et à ses consœurs. « Je veux donner des idées aux agriculteurs qui n’osent pas aller vers l’ACS faute de moyens », explique le planteur du Cambrésis, qui supporte le coût financier du projet. « Ce semoir polyvalent à dents vibrantes montées avec des socs fins permettra de semer des graines différentes sur le rang ou en interrang ». Soit deux espèces dans deux lignes de semis lors du même passage ; une technique qui ouvre des perspectives d’expérimentation dans le dossier compliqué de l’après néonicotinoïdes (NNI).

« Pour se passer de NNI, on nous dit qu’il faut mettre des plantes compagnes et des auxiliaires de culture », observe Hervé Gustin, professeur de machinisme à l’Institut Saint-Éloi de Bapaume (Pas-de-Calais) et partie prenante du projet aux côtés d’Emmanuel Leveugle,« mais tous les itinéraires convergent vers un sol nu. Or, le temps que les betteraves lèvent, la faune auxiliaire, comme les coccinelles, n’a pas eu le temps de s’installer. Les betteraves sont donc seules face aux pucerons ». D’où l’idée des deux professionnels de construire une machine utilisable au moment des semis comme à l’automne qui les précède, permettant de semer différentes espèces à la fois dans le rang et dans l’interrang. « Avec ce semoir en ligne, on va semer un couvert gélif sur la ligne et non gélif entre les futurs rangs de betterave. Le couvert gélif va occuper la place pour éviter le développement d’adventices pendant l’hiver, puis disparaître naturellement. Le couvert non gélif va fournir une couverture qui fera barrage aux adventices et permettra un développement plus rapide de la faune auxiliaire », détaille Emmanuel Leveugle. Des partenaires comme la Chambre d’agriculture du Nord-Pas de Calais ou l’ITB se sont déclarés intéressés par des expérimentations. « Il s’agit d’une voie d’investigation vers une alternative aux NNI…», rappelle le professeur de machinisme. « Mais tout reste à expérimenter ».

À cheval sur les cultures

Encore assez rare dans les Hauts-de-France, l’ACS l’est d’autant plus quand il s’agit de grandes cultures. Emmanuel Leveugle s’y dirige pourtant sur la partie conventionnelle de ses 60 ha, où il est actuellement en TCS* quatre années sur cinq (il pratique encore un labour avant betterave tous les cinq ans). « Je cultive 10% de mes terres en bio », explique ce chargé des questions environnementales, notamment à la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles (FRSEA) des Hauts-de-France et au bureau de la Fédération française des producteurs d’oléagineux et de protéagineux (FOP). Mais je dois avoir des cultures bien distinctes, car les doublons bio-conventionnel sont interdits au sein de la même exploitation ».

Sur la partie conventionnelle de ses terres, sa rotation est typique des Hauts-de-France : betteraves (une quinzaine d’hectares, livrées à Tereos) – blé – colza. Un assolement qui l’a obligé à se positionner en matière de semis. « Ne sachant pas si le colza en N+2 serait autorisé après une betterave traitée aux NNI, je n’ai pas voulu prendre le risque de ne pas pouvoir faire de colza dans deux ans », explique cet administrateur de la CGB Nord-Pas de Calais. Or, je crois dans le colza. J’ai donc pris le parti cette année d’acheter des semences de type F8, sans NNI. C’est un gros risque, mais j’estime que nous n’avons pas assez de visibilité au niveau règlementaire. Quand bien même il y aurait un arrêté permettant de le faire, il pourrait être attaqué dès sa parution… »

La grande débrouille

Si le coût financier doit être supporté par Emmanuel Leveugle, les deux instigateurs du projet recherchent en parallèle d’éventuelles subventions, « pas toujours simples à décrocher quand on ne rentre pas dans les cases administratives… ! », soupire Hervé Gustin.

Actuellement en cours de construction par des élèves de l’Institut Saint-Éloi de Bapaume, le semoir imaginé par Hervé Gustin et Emmanuel Leveugle sera issu de l’assemblage de deux machines : un semoir Kverneland datant des années quatre-vingt-dix trouvé en Allemagne pour le dosage et la distribution de la graine et un châssis spécialement conçu à cette occasion. Quant aux pièces manquantes dessinées sur un logiciel, elles ont été façonnées chez un professionnel de la découpe local : l’entreprise Fillion à Catillon-sur-Sambre (Nord). Une idée d’Hervé Gustin. « Les agriculteurs ont souvent le sens du bricolage, sourit-il, « mais ils ne sont pas toujours au fait de ce qu’on peut faire fabriquer sur-mesure pour des prix normaux ».