Quand vous arrivez au siège social de Südzucker à Mannheim (Bade-Wurtemberg), vous êtes accueillis par une statue un peu déconcertante. Un agriculteur vêtu d’une chemise à carreaux, fourche en main, offre une betterave à une jeune femme vêtue d’un tailleur blanc. Blanc comme le sucre, sans doute. Ce n’est certes pas du Michel-Ange, mais la statue fait son effet.
Or, cet instant d’étonnement persiste quand on regarde de plus près la stratégie de ce groupe multinational, leader mondial du sucre, mais très centré sur le continent européen.
Car on présente souvent Südzucker comme une coopérative, alors que 30 % de son capital est coté à la bourse de Francfort. À la tête de cet empire, qui ne se limite pas qu’au sucre – les pizzas surgelées, les desserts à base de fruits et autres ingrédients pour l’agroalimentaire pèsent bien plus lourd – , il y a des betteraviers du sud de l’Allemagne. « C’est une structure d’entreprise qui me fait penser à ce que l’on trouve en France dans les grands groupes familiaux », analyse Xavier Hollandts, professeur à Kedge Business School de Bordeaux et spécialiste de la gouvernance des coopératives agricoles.
Le poids de l’histoire
Un groupe d’agriculteurs (1) à la tête d’une multinationale de 6,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires… Comment sont-ils arrivés là ? Pour comprendre, il faut, comme souvent, s’intéresser à l’histoire.
En fait, Südzucker n’est pas une coopérative qui aurait ouvert son capital pour financer son expansion. C’est plutôt l’inverse. « Südzucker est une société anonyme cotée en bourse depuis 1926 », rappelle Fred Zeller, directeur général de l’association des betteraviers allemands actionnaires de Südzucker (SZVG). « Afin d’encourager la production de sucre en Allemagne de l’ouest après la seconde guerre mondiale, les États-Unis ont mis à disposition des capitaux du plan Marshall pour la construction de deux sucreries. Cependant, leur condition était que les planteurs de betteraves en soient les actionnaires majoritaires. La SZVG a commencé à lever des capitaux auprès des planteurs afin de fournir les fonds propres nécessaires à la construction d’une sucrerie à Ochsenfurt (Bavière). Puis, au début des années soixante, les betteraviers ont commencé à verser chaque année 1 Deutsche Mark par tonne de betterave (0,50 € /t) à la SZVG afin que la coopérative puisse acquérir de nouvelles actions de Süddeutsche Zucker AG. En 1982, SZVG détenait une participation de 49,5 %. Après la fusion avec la sucrerie Franken en 1988, pour former Südzucker, les producteurs de betteraves ont continué d’investir environ 1,50 € /t de betterave sucrière chaque année pour racheter des actions Südzucker ». Et aujourd’hui, ils sont majoritaires et gardent la main sur la gouvernance !
Il faut également noter qu’à la différence des coopératives françaises, l’actionnariat est délié de l’apport de betteraves : les anciens planteurs sont majoritaires en nombre.
Un portefeuille diversifié
Étrangement, le groupe sucrier ne va pas chercher une croissance externe en dehors de l’Europe pour son segment sucre. Et comme beaucoup d’industriels allemands, le sucrier fait ses emplettes en Europe de l’est après la chute du rideau de fer. L’Europe de l’ouest n’a pas été oubliée, avec la Belgique et, bien sûr, la France quand Saint Louis Sucre est racheté en 2001.
En revanche, les investissements vont bien au-delà de l’Europe pour les pizzas surgelées (le groupe est leader sur le marché européen et les États-Unis) ou le secteur des fruits transformés. Südzucker est le leader mondial des préparations de fruits et l’un des principaux fournisseurs de concentrés de jus de fruits en Europe.
Le sucre est souvent présenté comme le « cœur de Südzucker », comme le dit Hans-Jörg Gebhard, président de la SZVG (voir interview p 9). Mais ce sont souvent les trois autres segments qui assurent la rentabilité du groupe depuis cinq ans, avec des marges intéressantes et stables. Les pizzas surgelées et les préparations à base de fruits assurent une certaine résilience, puisque leur rentabilité est moins volatile que celle du sucre.
Les chiffres des dernières années le prouvent : la rentabilité des capitaux investis (RoCE) du groupe a commencé à s’éroder dès 2015, mais s’est accélérée à partir de 2018 à cause du plongeon de la rentabilité du secteur sucre en 2018-2019 (- 9 %) et 2019-2020 (-8,4 %). Sur les 8 dernières années, le segment sucre affiche une rentabilité moyenne de 2,9 %. C’est donc la diversification qui assure la solidité de l’entreprise.
La branche CropEnergies a retrouvé des couleurs grâce à l’augmentation des prix de l’éthanol : sur 8 ans, elle affiche une rentabilité moyenne de 13,2 %, mais avec de fortes variations ; pour 2019-2020, elle a été de 23,1 % !
Le segment des préparations de fruits et des concentrés de jus de fruits affiche un taux moyen de 7,8 %, très stable ces dernières années.
Enfin, la rentabilité des produits spéciaux (pizzas surgelées, ingrédients pour l’agroalimentaire et amidon) est également d’une grande stabilité avec une moyenne de 9,2 %.
Restructuration massive en 2019
Pendant la période des quotas, c’était en revanche le segment sucre qui assurait la prospérité du groupe. Mais dès 2015, il commence à afficher des pertes et, en 2019, le couperet tombe : le groupe annonce un gigantesque plan de fermeture d’usines équivalent à 700 000 tonnes de sucre. C’est Saint Louis Sucre qui paie le plus lourd tribut avec les fermetures d’Eppeville (Somme) et de Cagny (Calvados). Les relations avec la CGB, qui ont parfois été tendues depuis le rachat en 2001, atteignent leur paroxysme en 2019. Certains responsables planteurs parlent même d’une stratégie délibérée d’affaiblir le secteur du sucre français.
Cette hégémonie allemande fait aussi grincer quelques dents en Pologne et en Belgique. S’il salue la bonne coopération sur le plan technique, Włodzimierz Ura, membre du conseil d’administration de l’association des betteraviers polonais (KZPBC), estime que « cette coopération est mauvaise lorsqu’il s’agit de déterminer les conditions des contrats liés aux aspects financiers. Le problème est principalement le prix de la matière première livrée et le manque de transparence des conditions financières ». De leur côté, des agriculteurs belges ont même tenté de faire plier Südzucker en montant un projet de nouvelle sucrerie à Seneffe, menaçant ainsi l’approvisionnement de la Raffinerie Tirlemontoise. À la différence de la France, aucune sucrerie n’a été fermée en Belgique et les planteurs belges ont intégré l’actionnariat de Südzucker en 2019.
Le secteur sucre est à la peine
Comment va Südzucker aujourd’hui ? Bien selon ses dirigeants. Grâce à la diversification.
Dans le contexte de la pandémie, Südzucker s’attend à un chiffre d’affaires consolidé du groupe de 6,6 à 6,8 milliards d’euros pour l’exercice 2020-2021. Le résultat opérationnel consolidé du groupe Südzucker AG se situerait entre 190 et 240 millions d’euros (contre 116 M€ l’année précédente). Le résultat d’exploitation du segment sucre sera toujours négatif puisqu’il est attendu dans une fourchette comprise entre -150 et -110 millions d’euros. Le résultat du segment des produits spéciaux devrait quant à lui légèrement baisser, et celui du segment CropEnergies devrait se situer entre 95 et 110 millions d’euros. Le résultat du segment des fruits devrait être au niveau de l’année précédente.
Des chiffres qui font dire à Hans-Jörg Gebhard : « je suis confiant car notre diversification nous donne des moyens financiers suffisants pour passer cette crise, tout en restant profitables ».
(1) SZVG regroupe 35 000 membres dans 7 associations régionales, dont 12 500 sont des planteurs en activité.