L’été 2021 marque enfin le retour d’une embellie des cours pour la filière sucre. Le marché mondial a retrouvé des niveaux de prix qui n’avaient pas été atteints depuis l’arrêt des quotas, fin 2017. En dépassant le plafond psychologique des 20 cts/lb en juillet (voir le graphique n°1), le cours a même été multiplié par deux en l’espace d’un an. Plusieurs raisons expliquent cette flambée soudaine. La campagne sucrière brésilienne s’avère décevante. Les rendements ont souffert du climat. Dans le centre et le sud du pays, il manque 10 % de canne par rapport à l’an passé, selon l’association brésilienne de l’industrie de la canne à sucre (Unica). Parallèlement, avec des cours également au beau fixe pour l’éthanol, les producteurs brésiliens en profitent pour augmenter le débouché éthanol de la canne, au détriment du sucre. Le pays pourrait bien produire 6 Mt de sucre de moins que l’an passé, selon FoLicht.
Des stocks mondiaux au plus bas
Du côté des autres pays producteurs, les productions sont également orientées à la baisse. En Thaïlande et en Inde, la campagne, qui ouvrira en même temps qu’en Europe, a peu d’espoir que la production augmente de manière conséquente. Et pour l’Inde, le développement de l’éthanol dans le pays et la politique de soutien à l’exportation ont réduit les stocks locaux de 2 Mt : ils sont à leur niveau le plus faible depuis 4 ans.
En Europe, le marché du spot suit la reprise mondiale. Dans un contexte de stocks européens à un niveau historiquement bas, on approche les 500 €/t sortie usine française. Il y a peu de raison que cela change sur la campagne qui va débuter, alors que les surfaces qui seront récoltées sont au plus bas depuis la fin des quotas.
Parallèlement à ce contexte de production mondial, les stocks de sucre sont au plus bas depuis dix ans, à 68,9 Mt durant la campagne en cours (voir le graphique n°2), selon FoLicht.
Pourtant, malgré l’envolée des cours, les producteurs de betteraves tardent à récolter les fruits de cette évolution. « Lorsque du sucre est vendu en Europe, ce sont souvent des contrats passés sur la durée et à prix fixe, sans lien avec le prix mondial », explique Timothé Masson, directeur de l’économie de la CGB. Selon lui, il y a un déficit d’indicateur de marché européen permettant d’établir des contrats indexés sur notre continent, comme on peut le connaître en blé, en maïs ou en colza. « Quand le marché est déprimé, les acheteurs déchirent le contrat, mais il est difficile pour les fournisseurs de porter plainte même si cela est illégal. En revanche, quand le marché remonte, impossible pour le fournisseur de revoir le contrat avec son client », estime-t-il. Pour lui, il est urgent d’instaurer un « indicateur de prix du sucre fiable qui constitue une référence reconnue ».
C’est justement ce que souhaite mettre en place la loi portée par le député LREM de l’Aube, Grégory Besson-Moreau, visant à améliorer le revenu des agriculteurs. Adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale en juin, elle est désormais examinée au Sénat. Ce texte, appelé communément Egalim 2, vient compléter la loi alimentation de 2018, issue des États généraux de l’alimentation (Egalim).
Tenir compte des coûts de production
L’article 1 prévoit la prise en compte des coûts de production dans les contrats entre agriculteurs et acheteurs, pour un engagement de trois ans minimums. Ce dispositif, apparu dans la loi alimentation, sera désormais obligatoire. Les indicateurs des coûts de production seront calculés par les interprofessions ou par les instituts techniques. Mais la filière betterave-sucre est exclue depuis 2018 de cette obligation. L’article 2 encadre les contrats liant les distributeurs aux fournisseurs. Il concernera la filière betterave-sucre, sauf si une demande d’exclusion est faite par l’interprofession. Les contrats, identiques à tous les distributeurs, devront indiquer le pourcentage des ingrédients agricoles contenus qui dépassera les 25 % dans le produit final. Dès lors, le prix d’achat du distributeur devra prendre en compte l’évolution du coût de cette matière première agricole. Pour Timothé Masson, « la loi fait référence aux matières premières agricoles, cela peut donc concerner la betterave et le sucre. Mais il y a peu de sens d’indexer un prix de sucre sur les coûts de production de la betterave, qui sont annuels et connus a posteriori en fonction du rendement obtenu. Un indicateur sur le prix du sucre, significatif du marché européen, serait plus pertinent car il n’y a jamais de betterave directement dans un produit transformé ». Dans l’état actuel de la loi, rien n’obligera la filière betterave/sucre à émettre de tels indicateurs, et leur utilisation pourrait se faire au libre choix des contractants. À moins que l’interprofession décide de publier des indicateurs, comme, par exemple, celui du marché du sucre spot, souligne la CGB. Actuellement, le prix du marché du sucre donné par l’observatoire européen créé par la Commission européenne « n’est pas utilisable directement à cause de son décalage de trois mois sur les données fournies », estime Timothé Masson. De son côté, le Syndicat national des fabricants de sucre (SNFS) préférerait demander une dérogation à la loi, estimant qu’elle n’est pas adaptée au secteur betterave-sucre (lire ci-contre).
Utiliser les marchés à terme
Pour la CGB, une autre solution pour permettre aux planteurs de profiter de la hausse des cours mondiaux du sucre est de s’engager sur les marchés à terme (lire Le Betteravier français n°1119 du 25 mai 2021). Après les planteurs britanniques (qui ont pu, cette année, se garantir un prix de betterave au-dessus de 35 €/t pour une partie de leur tonnage, tout en garantissant à leur sucrier une marge stable), ce sont les Danois qui vont se lancer dans l’aventure lors des prochains semis. Les planteurs ont obtenu cette disposition de leur sucrier, Nordic Sugar, propriété de la coopérative allemande Nordzucker. Le groupe vient par ailleurs d’investir dans une sucrerie en Australie, où cette disposition existe, pour les canniers australiens, depuis plusieurs décennies. « C’est intéressant par exemple pour les volumes excédentaires. Ça permet de ne pas naviguer à vue et de mieux couvrir ses charges en connaissant le prix de vente à l’avance », explique Timothé Masson. Avec des prix très élevés, désormais en blé et en colza notamment, « cela peut assurer aux betteraviers un paiement compétitif par rapport à d’autres cultures », affirme-t-il. Car les envolées mondiales du sucre durent peu de temps. Rien ne dit que le contexte sera le même pour les betteraves semées au printemps prochain. Les sucriers devront donc se montrer attractifs pour inciter les betteraviers à semer, car la compétition sur les emblavements sera rude avec les autres cultures. D’où l’intérêt, peut-être, de faire bouger les lignes dans les modes de rémunération des betteraviers dès la prochaine campagne.
Les prix du sucre sont restés inférieurs au seuil de crise de 404 €/t défini au niveau européen depuis la fin des quotas, indépendamment du niveau de production communautaire du sucre.
La répercussion sur les planteurs a été spécialement forte en France : les prix de betteraves y sont dans les plus bas de l’Union européenne. Sur les trois dernières années, les prix de betteraves n’ont pas permis de couvrir les coûts de production, conduisant à une réduction des surfaces de betteraves et à des fermetures de sucreries. Les hausses des coûts liées aux évolutions des pratiques agricoles ne sont pas intégrées aux contractualisations. Enfin, pour beaucoup de planteurs, la contractualisation en betterave perd, au fil du temps, sa lisibilité.
Concernant la commercialisation du sucre, l’absence d’indicateurs robustes de marché favorise des contrats d’achat de sucre à prix fixe, sur le long terme. Cette insuffisante indexation des contrats a conduit à des résiliations de contrats, par les acheteurs de sucre, lorsque les marchés ont chuté, alors que les hausses de prix, quand les marchés remontent, sont extrêmement difficiles à obtenir.
Dès lors, la proposition de loi de Grégory Besson-Moreau doit être vue comme une opportunité pour la filière française de parvenir à renverser cette tendance. Si cette proposition de loi peut présenter des lacunes et des difficultés d’adaptation, le ministère de l’Agriculture demande à chaque filière de proposer des aménagements pour la rendre applicable à ses conditions propres.
Il est du devoir de notre interprofession d’y répondre : c’est le sens de notre mandat. Il faut oser se montrer novateur, par exemple à travers une indexation de prix de betterave sur les marchés à terme, le déploiement d’instruments de stabilisation du revenu et la publication d’indicateurs par l’interprofession.
La déflation subie par l’industrie agroalimentaire confère à la loi sa légitimité : qui contesterait une meilleure remontée de la valeur vers les producteurs ?
Le secteur betterave-sucre, rompu à la contractualisation écrite et soumis à une réglementation européenne spécifique n’est pas concerné par l’article 1er de la loi, ni par celui relatif aux mécanismes d’arbitrage.
En sanctuarisant le seul amont agricole, la loi fragiliserait l’échelon de la transformation industrielle, l’exposant à s’ajuster aux pressions de l’aval. Par effet induit, cette fragilisation gagnerait également l’amont.
La loi n’est pas adaptée à la diversité des usages et des destinations de nos productions, ni à la longueur du cycle de contractualisation et de formation de la valeur. Ouverte à l’international, la moitié de la production est destinée à des clients non français, hors juridiction de la loi.
Les planteurs coopérateurs maîtrisent la création et le partage de la valeur pour plus de 80 % de la production française. Les sociétés privées recourent à des mécanismes de répartition de la valeur et/ou à des prix garantis. Dans les deux cas, le maillon industriel protège le prix de la betterave pour assurer son approvisionnement. Depuis 2017, l’amplitude de variation du prix de la betterave est bien inférieure à celle du prix du sucre.
Notre conviction est que la loi n’est pas adaptée à notre secteur qui, très organisé et intégré, doit bénéficier de l’option de dérogation.