Voir un philosophe, célèbre en son temps, consacrer un livre à la chasse n’est pas banal. D’autant que cet universitaire n’était pas chasseur ! On lui doit cette pensée lumineuse : « Ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est que l’homme est un héritier et non un simple descendant. » La chasse le passionnait tellement qu’il écrivit Sur la chasse, dernièrement réédité par les éditions Atlantica. Le philosophe prévient d’emblée : « Je suis presque étranger à son exercice mais je suis néanmoins un ardent lecteur des livres qui en traitent. » Passant en revue la pratique de ce sport de nature depuis la nuit des temps, l’auteur déniche des choses amusantes. Il rappelle ainsi que, lors d’une vacance du trône en Perse, le prince héritier dut abdiquer car les Perses refusèrent un monarque qui ne chassait pas ! La chasse est immémoriale et pratiquée par tous, riches et pauvres. Elle eut même un impact politique puisque, avant la Révolution française, « il est apparu que les classes inférieures, limitées dans leur accès à la chasse alors qu’elles éprouvaient pour elle un appétit énorme, haïrent pour cela les classes supérieures ». Après son incursion historique l’auteur étudie les racines de son sujet. Il constate d’abord qu’exterminer les animaux n’est pas de la chasse. « Chasser c’est quelque chose d’autre, quelque chose de plus délicat. » L’objectif du pratiquant est-il de donner la mort ? Non, estime notre philosophe. Mais la mort est le moyen le plus simple de prendre l’animal, de le tenir.
Pour que le chasseur soit satisfait il faut que le gibier ait une chance de lui échapper, que la partie soit difficile, que le succès ne soit pas assuré, que « la poursuite se révèle pleine et entière ».
Le prince et le sanglier
« La beauté de la chasse réside dans le fait qu’elle est toujours problématique. » C’est la différence avec la destruction. Il cite la chasse d’un souverain espagnol qui pour traquer un grand sanglier rassembla mille personnes des villages voisins d’une forêt où l’animal était rembuché. Quand le prince y entra, le sanglier rompit le cercle des rabatteurs, sauta dans le Tage et réussit à s’enfuir en le traversant à la nage. Le prince, émerveillé, resta quatre jours sur place à se promener dans la forêt la tête pleine de l’exploit de son adversaire.
L’auteur livre aussi d’intéressantes considérations sur la valeur de la vie et de la mort. Car la vie est indivisible. On ne peut pas dire, par exemple, « je ne tire pas le canard mais j’écrase l’araignée », ou « abattre un loup est abject mais j’ai débarrassé ma maison des souris ».
Les religions, les philosophies, les peuples ont des conceptions très différentes de la vie et de la mort, de la vie qui est légitime et de celle qui peut passer par pertes et profits.
Notre philosophe prend un exemple. Lorsque les Anglais voulurent imposer dans leur colonie indienne le filtre à eau pour la protéger des microbes, les hindous l’adoptèrent aussitôt. L’administration britannique en fut ravie. Mais elle s’étonnait quand même de la rapidité de cet assentiment. Les traditions sont tenaces et on aurait dû, a priori, se méfier de cet accessoire occidental. En interrogeant les habitants elle comprit que, dans leur esprit, le filtre n’était pas destiné à sauver leur vie – dont ils se moquaient – mais… à préserver celle des microbes qui échapperaient ainsi à la terrible destruction par leurs sucs gastriques. Quoi qu’il en soit la vie est une et indivisible. On peut être contre la chasse mais à la condition de refuser de tuer une mouche, un moustique, une limace, une larve ou même un microbe.
Tuer n’est pas l’objectif premier du chasseur. « On ne chasse pas pour tuer mais on tue pour avoir chassé. » Si la mort de l’animal était présentée au chasseur sportif comme un cadeau, il la refuserait. Ce petit livre est plein de notations pertinentes. L’envol d’une compagnie de perdrix, note notre exégète, provoque curieusement des symptômes qui ressemblent à ceux de la peur. Et ce sont ceux de l’instinct de prédation. « Le chasseur, dit encore José Ortega y Gasset, est l’homme en alerte. » Et en ce sens il rejoint l’animal parce que « la vie comme une alerte intégrale est l’attitude même qui caractérise son existence dans la forêt ». Nous avons, selon lui, besoin de conserver cette « acre impulsion venue de l’homme primitif ». Elle est à la fois légitime et nécessaire. Une plaidoirie de qualité pour ce non-chasseur qui, à la fin de son livre, se félicite d’avoir été intronisé. En effet, écrit-il avec humour « j’ai fait la chasse à la chasse ».
Sur la chasse, par José Ortega y Gasset, préface de Cyril Hofstein, éditions Atlantica. Prix : 13,90 €.
* Peu d’œuvres du philosophe espagnol ont été traduites en français. Les éditions Klincksieck, à Paris, avaient entamé la publication de ses œuvres complètes mais celle-ci s’est interrompue au troisième volume. Ortega a été traduit en Allemagne, Grande-Bretagne, Portugal, Brésil et Russie…