L’arrêt des échanges commerciaux russes et ukrainiens depuis les ports de la mer Noire ne va pas déséquilibrer le marché mondial du sucre. Les deux pays ont un poids relativement faible au niveau de la production mondiale de sucre. « L’Ukraine et la Russie n’ont jamais été des acteurs majeurs sur le marché mondial du sucre , rapporte Timothé Masson, économiste à la CGB. L’Ukraine – 1,5 Mt de sucre produite en moyenne par an – pourvoit essentiellement à ses besoins. Le pays n’a jamais eu de visée à l’export. Seules 200 000 tonnes de sucre sont vendues en moyenne chaque année à des pays tiers dont 20 000 tonnes vers l’UE, en vertu de l’accord de libre-échange. Quant à la Russie longtemps structurellement déficitaire, les exportations de sucre en Ouzbékistan et au Kazakhstan – deux ex-républiques soviétiques – se limitent à quelques centaines de milliers de tonnes de sucre par an ».
Comme l’agriculture est un secteur stratégique qui apporte à l’Ukraine des rentrées fiscales très importantes, « je n’imagine pas le président Poutine vouloir détruire l’outil de production et affamer les Ukrainiens en plus d’envahir leur pays », explique Jean-Jacques Hervé, président de l’Académie d’Agriculture de France et ancien conseiller du gouvernement ukrainien pour les questions agricoles. Par ailleurs, la majorité des combats se déroule en ville et non pas dans les champs (pour l’instant !).
Flambée des prix des intrants
En cette période d’inflation des prix des intrants, la culture de betteraves sera cette année en concurrence en Russie et en Ukraine, comme dans l’ensemble des pays producteurs, avec la production de céréales moins risquée et parfois plus rentable. En Russie, la taxation des céréales et l’instauration de quotas de céréales à l’export privent les chefs d’entreprises agricoles d’importantes recettes pour financer leurs intrants. Et les taux des prêts de campagne de plus de 20 % dissuadent d’emprunter, d’après le site sovecon.com. Mais en 2022, sera-t-il seulement possible de produire des betteraves en Ukraine ?
Les semences de betteraves arrivées in extremis
« Les semences de betteraves ont été livrées fin février, juste avant le début de l’invasion russe, mais pas toutes les semences de tournesol, explique Laurent Boisroux, directeur de l’agronomie chez Deleplanque. Le coût de transport s’est envolé, mais les semences ont été livrées dans nos magasins de stockage et chez certains clients ». Autre grand pourvoyeur de semences, SESVanderHave possède une usine en Ukraine, à environ 40 km à l’est de Kiev, qui n’avait pas été touchée le 9 mars dernier. Mais l’usine est à l’arrêt depuis le 23 février. Toutes les semences destinées à l’Ukraine sont multipliées localement et préparées dans cette usine.
Les semences devraient être disponibles, mais les betteraves seront-elles semées en avril ? Tout dépendra de la disponibilité en carburant, de la logistique et de l’avancée des troupes russes. Y aura-t-il des chauffeurs, du gasoil pour faire des semis ? Car toute l’économie est tournée vers la subsistance et la défense du pays. Et comme les hommes sont mobilisés, l’agriculture va probablement manquer de bras !
« Pour produire du sucre en Russie et en Ukraine, le facteur limitant est – et sera – aussi le climat, explique François Thaury d’Agritel, directeur soft commodities pour Agritel. Les rendements de betteraves (47 t/ha en Ukraine, 40,6 t/ha en Russie) sont bien inférieurs à ceux observés en France car les racines sont récoltées avant maturité, l’hiver arrivant précocement ». En 2020-2021, la Russie a du reste été déficitaire de 725 000 tonnes !
La trentaine de sucreries en activité en Ukraine est répartie sur une large part du territoire car les sols ukrainiens profonds de tchernoziom rendent propice la culture de la betterave dans de très nombreuses régions.
En Russie, la culture de betteraves est concentrée dans quelques régions occidentales. On y dénombre 68 sucreries appartenant à cinq groupes sucriers (Prodimex, Rusagro Agrocomplex Dominant et Sucden sont à la tête du marché russe). Mais dans les deux pays, les capacités de production de ces entreprises (4 470 t/j en Russie, 5 230 t/j en Ukraine) sont bien inférieures à celles que l’on observe en France.
À moyen terme, la moindre disponibilité en semences de betteraves en Russie, dont une part est dépendante des importations (même si les semences ne sont normalement pas concernées par les embargos), et la remise en cause de la campagne ukrainienne, qui pèse 1,5 Mt de sucre par an, pourrait se traduire par « un impact conséquent sur le niveau de production de la campagne prochaine avec un effet haussier sur le marché mondial du sucre », prévoit Timothé Masson. Un effet haussier qui pourrait être amplifié, sur le long terme, par des rendements mondiaux décevants de betteraves et de canne à sucre à cause d’une probable pénurie d’engrais.
Les semis de betterave sont en train de débuter en France. Mais la guerre en Ukraine rebat les cartes dans notre paysage agricole. S’il reste des difficultés d’approvisionnement à gérer en GNR ou si une frange minoritaire d’agriculteurs n’a pas encore couvert ses approvisionnements en engrais, l’envolée du prix des grains exerce une attraction forte. En effet, selon Timothé Masson, économiste à la CGB, on parle de prix d’intérêt proche de 35 €/t de betterave pour les autres cultures de printemps type orge, maïs ou tournesol aux prix actuels. Ceci alors que « Les prix du gros du gaz ont été multipliés par 14 depuis décembre 2020, alerte le Comité européen des fabricants de sucre (CEFS). L’agression de la Russie en Ukraine a considérablement aggravé la situation; les prix ont plus que triplé au cours des deux dernières semaines seulement. Ils s’élèvent désormais à 270 EUR/MWh, contre 19 EUR/MWh en décembre 2020 « . Sur la base de cette hausse des coûts industriels et de la tendance à une forte hausse des coûts betteraviers (+15 à 20 % soit 4 €/t), une des grandes inconnues demeurera la capacité à transmettre cette hausse des prix aux acheteurs de sucre.
« La situation sur le marché des engrais et de l’énergie est bien différente de celle du marché du sucre », rapporte Timothé Masson de la CGB. Les prix augmentent depuis des mois, tirés par la croissance de l’économie mondiale. Mais depuis les fermetures des marchés ukrainien, russe et biélorusse, se profile une pénurie d’engrais. Les hausses des prix des fertilisants pourraient s’amplifier. « La Russie couvre 13 % des exportations mondiales de produits intermédiaires et 16 % des engrais finis », souligne FranceAgriMer.
« Une rupture des livraisons de gaz russe par pipeline vers l’Union européenne mettra à mal l’ensemble de l’industrie mondiale de fertilisants azotés, explique Clément Le Fournis, cofondateur de la plateforme agroconomie.fr. Le transport de gaz par méthanier est onéreux et porte sur des quantités limitées ».
La Russie est aussi présente sur le marché mondial des engrais phosphatés (17 %). Et avec son alliée Bélarus, elles couvrent plus de 40 % des exportations mondiales de potasse indispensables pour produire des betteraves et de la canne à sucre.
La Russie était structurellement déficitaire à la fin du régime soviétique. Le pays importait alors jusqu’à 4,7 Mt de sucre par an. Par la suite, la filière sucrière s’est progressivement redressée. La production a crû de 8 % par an, en moyenne, entre 2004 et 2020.
L’industrie du sucre a bénéficié du programme d’État de développement agricole 2013-2020 adopté en 2012 et des 9,7 milliards de dollars alloués à cet effet. Il visait à garantir à la Russie l’indépendance alimentaire.
L’objectif recherché était alors de porter la production nationale de betteraves à 41 Mt et la production de sucre à 5,4 Mt. La part des semences de betteraves produites dans le pays devait aussi être portée à 75 %. « Pour leur part, les grands groupes sucriers ont modernisé les sucreries en les combinant à des unités de production de biogaz par méthanisation afin de produire l’énergie nécessaire pour faire fonctionner les fours des usines », rapporte Jean-Jacques Hervé.