« N’importons pas l’agriculture que nous ne voulons pas ». Ce refrain maintenant bien connu appelle à mettre en place des mesures et clauses miroirs sur les produits que l’Union européenne (UE) importe et qui ne respectent pas ses critères de production. Mais force est de constater que cette demande est globalement restée lettre morte. Selon un rapport d’Interbev, de l’institut Veblen et de la fondation pour la Nature et l’Homme publiée en mars 2021, l’évaluation des molécules utilisables en agriculture se fait, au niveau européen, selon le double critère de la protection de la santé et celle de la nature. Des molécules peuvent donc être interdites même si aucune trace n’est retrouvée dans les produits alimentaires. Mais la situation est bien différente pour les produits issus de l’importation, en ce qui concerne la protection de l’environnement. À part quelques exceptions, la politique de l’Union Européenne n’est pour l’instant pas de protéger l’environnement des pays tiers mais seulement le sien. Ainsi, par exemple, l’UE n’émet pas de norme sur les molécules utilisées lors de la production, mais seulement sur la limite maximale de résidus de pesticides (LMR) présents dans le produit qui traverse ses frontières. Ainsi, comme l’explique la confédération internationale des betteraviers européens (Cibe), il sera par exemple possible d’importer du soja Round Up Ready traité avec du glyphosate en végétation, ou du sucre produit à partir de betterave ou de canne traitées avec des molécules interdites en Europe, tant que ces molécules ne dépassent pas un certain seuil ou ne sont pas détectables dans le produit fini. Cette différence de traitement est la cause de nombreuses distorsions de concurrence fortement décriées.
Pourtant, la lutte contre les distorsions de concurrence avec les pays tiers était une, voire la priorité de l’ancien ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, pour la présidence française de l’UE. Selon Thierry Pouch, chef du service économie de Chambres d’agriculture France, « la France a fait avancer le sujet de la réciprocité des normes dans les esprits à Bruxelles, mais cela reste un sujet assez français ». « Néanmoins, presque aucune décision concrète n’en est ressortie », regrette Anne Sander, eurodéputée en charge des questions agricoles pour la délégation des Républicains. Selon Marine Colli, consultante en affaires publiques et co-rédactrice du rapport pour Interbev, il y a quand même une première bataille idéologique qui a été remportée. Un rapport publié par la Commission européenne en juin 2022, qui affirme que les clauses et mesures miroirs sont juridiquement possibles et politiquement souhaitables, le démontre. Pourquoi cette prise de position ne semble-t-elle pas se traduire concrètement ?
Une incertitude sur l’OMC bien utile
Trois raisons potentielles semblent se dessiner. Tout d’abord, les mesures miroirs pourraient se heurter aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour qui tout produit dont la LMR ne dépasse pas la norme internationale (défini par le Codex Alimentarius) ne peut être banni du marché européen sans constituer une entrave au commerce. Si l’UE souhaite mettre en place une mesure miroir qui va au-delà de la norme validée au sein du Codex, elle doit apporter la preuve scientifique que la norme en vigueur n’est pas assez contraignante et donc, représente un danger pour la santé des citoyens européens. « On ne peut déroger au Codex que pour des raisons de santé », explique Elisabeth Lacoste, directrice de la Cibe. Interrogés par Marine Colli, des juristes de l’organisation mondiale ont expliqué que si l’UE voulait mettre en place ces mesures, « ce serait tout à fait possible, mais il faut savoir le justifier. Il n’y a rien d’insurmontable ». Elisabeth Lacoste raconte qu’« en février dernier et pour la première fois, la Commission européenne a demandé à y déroger pour des raisons environnementales. Les limites maximales de résidus (LMR) du clothianidine et du thiaméthoxame ont été abaissés au seuil de détectabilité, en raison, selon la Commission, des risques jugés « inacceptable » pour les abeilles. « Beaucoup de pays ont fait des remarques à l’OMC, comme les États-Unis pour qui l’utilisation de clothianidine peut contribuer à une bonne pratique. On verra si certains pays portent plainte contre l’UE à l’OMC sur ce règlement ». Elle précise que l’UE dispose de la possibilité d’accorder des tolérances à l’importation, si elle souhaite faciliter le commerce dans telle ou telle situation.
La Commission ne peut donc pas justifier ses normes à l’OMC par le principe de précaution. Une telle manœuvre est complexe à juger et l’UE prend le risque de voir cette décision attaquée devant les juridictions de l’OMC, comme cela s’est déjà produit lors de l’interdiction des hormones de croissance par l’Europe. Cependant, interrogé par Marine Colli, des juristes de l’organisation mondiale ont expliqué que si l’UE voulait mettre en place ces mesures, « ce serait tout à fait possible, mais il faut savoir le justifier. Il n’y a rien d’insurmontable ».
Alors, est-ce que « la Commission européenne a peur de transgresser l’OMC », comme le pense Joao Pacheco, ex-directeur général adjoint de la DG agri et membre du think tank Farm Europe, invoquant tout de même un certain réalisme de sa part ? « Elle considère les règles de l’OMC comme l’Alpha et l’Omega », explique Elisabeth Lacoste, directrice de la Cibe. Pour Anne Sander, « c’est un prétexte que la Commission utilise pour justifier sa politique. Si l’OMC pose problème, il faut la réformer ». Peut-être aussi que l’organisation exige de la Commission une rigueur dont elle ne fait pas toujours preuve dans ces décisions, comme le pense Marine Colli. Ne serait-ce pas légitime, par exemple, que l’OMC interroge l’interdiction des néonicotinoïdes en enrobage de semence sur des plantes qui ne fleurissent pas si l’UE venait à l’imposer à ses partenaires commerciaux, surtout quand cette mesure est justifiée par la préservation des abeilles ? Par ailleurs, si l’OMC a un droit de regard sur les mesures miroirs, elle n’intervient pas dans des clauses miroirs propres à un accord bilatéral, comme le Mercosur par exemple. Et dans ce domaine, rien n’est fait non plus.
Les contrôles posent problèmes
La deuxième raison qui explique les distorsions de concurrence à laquelle est soumise l’agriculture européenne est la difficulté concrète à faire appliquer des mesures miroirs. En effet, selon Joao Pacheco, il ne sera pas simple d’aller contrôler les productions de tous nos partenaires commerciaux. Cependant, pour Anne Sander, c’est aussi un faux argument. « Il faut se donner les moyens de ses ambitions », explique-t-elle. Interrogé sur le sujet, la directrice de la Cibe, Elisabeth Lacoste affirme : « C’est complexe, mais si on le veut vraiment, ça devrait être possible ». Marine Colli précise quand même qu’il existe un précédant en la matière : « Depuis l’interdiction du bœuf aux hormones, des filières dédiées se sont structurées dans le monde (Mercosur et États Unis principalement) et des contrôles sont réalisés ». Mais c’est l’étape d’après qui pose problème : « un contrôle réalisé au Canada par la Commission relève des défaillances mais aucune mesure n’a été prise pour bloquer les importations non conformes ». Elisabeth Lacoste renchérit : « Si on l’a fait dans le domaine de l’élevage, pourquoi ne pourrait-on le faire avec des pesticides particulièrement dangereux et interdit en Europe comme l’atrazine, le paraquate ou le diquate? »
« Une Commission dogmatique »
La troisième raison qui pourrait freiner la réciprocité des normes est tout simplement la stratégie politique des institutions européennes, et particulièrement celle de sa Commission. « Cette commission est dogmatique et déploie un agenda politique assumé, bien qu’incohérent à certains égards », explique Anne Sander. Selon Thierry Pouch, il y a des clivages entre les 4 directions générales (DG) impliquées dans ce sujet (agriculture, environnement, commerce et santé). Elisabeth Lacoste rajoute que les directions que prennent les DG n’ont pas forcément de cohérences entre elles.
Est-ce que la DG commerce est, elle aussi, vraiment soumise au Green Deal ? « Absolument », affirme pourtant la représentation française de la Commission en renvoyant à la signature de l’accord avec la Nouvelle-Zélande. « On y a mis aussi la lutte contre la déforestation. Ça ne coûte pas cher », ironise Joao Pacheco. Par ailleurs, l’accord bilatéral conditionne aussi l’élevage de bovin au pâturage. « Quand on connaît les modes d’élevage pratiqués dans ce pays, cette clause est risible », avoue Marine Colli. « Cependant, si ces clauses étaient transposées dans l’accord avec le Mercosur, elles auraient un impact important ». Pour Elisabeth Lacoste, « invoquer l’accord avec la Nouvelle-Zélande, comme exemplaire en termes de durabilité et de réciprocité, c’est un peu se ficher de nous ; c’est de la poudre aux yeux. D’une part, ce n’est pas un accord avec une économie équivalente à celle de l’UE et, d’autre part, c’est oublier les dizaines d’accords bilatéraux qu’on a déjà conclus avec de nombreux pays, ainsi que l’accord de 2021 « Tout sauf les armes » qui ouvrent notre marché aux pays en voie de développement sans condition de durabilité, notamment environnementale, très substantielle ou contraignante. Il ne reste que peu de pays avec lesquels nous pouvons envisager de nouveaux accords bilatéraux de libre-échange.Selon elle, « les premiers pas faits par la Commission sont extrêmement timides et ne coûtent pas cher, à part les mesures pour l’importation d’huile de palme durable et sans déforestation. Mais la Commission refuse pour l’instant d’ouvrir les accords passés et limite les nouvelles dispositions en termes de réciprocité ».
Par ailleurs, Anne Sander témoigne que l’agriculture est de toute façon loin d’être la priorité de la Commission. « Ils assument publiquement de dire qu’il faut diminuer la production agricole européenne ». La DG Agri ne semble pas être celle qui a le plus de poids : interrogée par le Betteravier Français sur le sujet des mesures miroirs, la porte-parole agriculture de la Commission renvoie vers les DG santé et environnement.
Enfin, « le principe de précaution appliqué à l’extrême, par lequel la Commission ne différencie plus le danger et le risque, la conduit ainsi que les États membres à ne prendre que des mesures d’interdictions, notamment en matière de produits de protection des cultures », complète Elisabeth Lacoste.
Cette incohérence, pour ne pas dire plus, entre les différentes DG, se retrouve aussi et surtout chez le vice-président, Frans Timmermans, le « monsieur Green Deal » de la Commission qui œuvre par ailleurs à l’accélération de la signature des traités de libre-échange comme le Mercosur. Le député Jérémy Decerle (Renaissance) l’a d’ailleurs interpellé dans une lettre ouverte, le 7 février dernier, sur ce sujet : « vous ne pouvez pas, d’une main porter le renforcement des règles du jeu pour l’agriculture européenne (au service d’objectifs de durabilité qui sont fondamentaux et que je partage, je le précise) et, de l’autre, plaider de vos vœux pour que notre marché s’ouvre davantage à des produits venus de pays où ces règles n’ont pas cours ». De son côté, l’eurodéputé François-Xavier Bellamy (LR) déclarait le 1er mars sur twitter, à propos de ces distorsions de concurrences : « Cette logique ne sauve pas l’environnement, elle trahit ceux qui le protègent. » Marine Colli nous confie : « pendant longtemps, je me suis dit qu’il y avait une absence de stratégie globale. Maintenant j’ai l’impression qu’il y a une vision assez claire : quand la Commission parle de la souveraineté alimentaire, elle veut sécuriser les flux d’importation. Mais elle assume le fait de mettre à mal la production agricole intérieure ». Le concept de « souveraineté alimentaire » n’a donc pas la même définition partout.
Mais d’autres enjeux entrent en compte. La majorité des États membres, dont le poids de l’agriculture dans l’économie est moins important que le nôtre, craignent (à raison) que les clauses miroirs portent atteinte à leur activité commerciale.
Même s’ils ont moins de poids que la Commission qui est en charge des négociations commerciales, le parlement et le conseil ont quand même un pouvoir dans la nomination de la Commission, et dans le mandat et l’approbation des politiques commerciales. Si les parlementaires sont divisés, toutes les délégations françaises, de droite comme de gauches, sont favorables aux clauses miroirs, reconnaît Anne Sanders. Mais certains sont favorables aux politiques écologiques et commerciales déployés par la Commission, même si dans l’immédiat, la réciprocité des normes n’est pas appliquée.
Se remettre en question ?
Cependant, est-ce que les difficultés que connaît la Commission européenne à exporter sa vision de l’écologie à travers le monde ne devraient pas la pousser à s’interroger sur sa pertinence ? Pour Joao Pacheco, « le problème n’est pas d’abord la mise en place de clauses miroirs, mais l’application du Green Deal qui est trop dure ». Quel regard le monde porte sur une Europe qui veut réduire de 50 % son utilisation des pesticides, et en même temps favorise le raccourcissement des rotations en mettant en péril certaines filières ? Quel regard va-t-il porter sur un pays comme la France qui fut une grande puissance agricole mais qui ne sait maintenant plus nourrir ses propres habitants (6 milliards de déficit) ? Alors que le contexte géopolitique est incertain, vont-ils avoir vraiment envie d’imiter notre modèle ? Thiery Pouch rappelle que l’USDA avait publié en novembre 2020 une étude d’impact sur le Green Deal, dont un des messages était selon lui : « Européens, appliquez le Green Deal, mais vous allez contribuer à augmenter l’insécurité alimentaire ». « Finalement, est-ce que l’échec de cette politique de réciprocité ne serait pas révélateur d’une application extrême et idéologique du principe de précaution ? », s’interroge Elisabeth Lacoste.
Lors de son passage au salon de l’Agriculture, Emmanuel Macron a rappelé sa position sur le Mercosur : la France s’y oppose tant qu’il n’y aura pas de clauses miroirs. Mais, « à ce jour, on n’a aucune visibilité sur les clauses précises que porte la France dans le cadre de l’actuelle négociation de l’instrument additionnel », précise Marine Colli, la co-auteure du rapport d’Interbev. Quant aux députés de la majorité, l’eurodéputée LR Anne Sander rappelle qu’ils ont voté le programme Farm-to-Fork. De plus, Stéphane Séjourné, le président du groupe Renew (groupe des députés de la majorité) et secrétaire général du parti Renaissance a récemment voté un amendement en faveur de la ratification des futurs accords de libre-échange, « à condition qu’ils contiennent de solides chapitres sur le développement durable », une formulation qui, selon Marine Colli, pourrait paraître un peu légère à la vue de l’actualité du Mercosur. « C’est le problème du en même temps », explique Anne Sander.