«Les enjeux de souveraineté alimentaire, voire d’autonomie alimentaire, sont fréquemment mis en avant dans les politiques publiques, rappelle l’académicien André Fougeroux, président de Végéphyl (plateforme d’échanges sur la santé des végétaux) et coordinateur de l’ouvrage. Mais pour y parvenir, il faut des outils de production ! »

Un collectif de 21 membres de la section agrofourniture de l’Académie d’agriculture publie aux éditions Presses des Mines un état des lieux de la souveraineté de l’Europe et de la France dans les moyens de production.

Ces experts dressent, pour chaque catégorie d’agrofourniture, un bilan chiffré et les perspectives d’évolution à partir d’entretiens menés auprès des représentants de filières, d’entreprises, d’interprofessions… D’ailleurs, le président de la CGB, Franck Sander, a été sollicité pour la filière betteravière, sur les enjeux énergétiques.

Indépendance énergétique possible !

L’énergie, finalement, serait le domaine le plus prometteur. « Nous pensons que l’agriculture possède tous les moyens pour devenir autonome sur le plan énergétique ; elle pourrait même devenir la championne de la transition énergétique ! », exprime l’académicien. La solution serait de capitaliser sur le photovoltaïque et la méthanisation. « En 2030, 85 % du gaz renouvelable sera d’origine agricole », rapporte-t-il. Quant au matériel, les constructeurs misent sur les moteurs à hydrogène pour les engins nécessitant de la puissance et sur l’électrique pour les engins plus modestes et les robots.

De plus, la France est dotée d’outils agro-industriels qui lui permettent de répondre depuis 2010 aux objectifs européens d’incorporation de biocarburants à hauteur de 5,75 % dans tous les carburants. Le bioéthanol, issu des substrats betteraviers et sucriers, est fabriqué dans les usines de Tereos et de Cristal Union, ceux d’origine céréalière sont exploités par Roquette, Abengoa, Tereos. Enfin, le biodiesel issu des graines oléagineuses et de la filière de production d’huile provient principalement de quatre usines de Saipol, filiale du groupe Avril.

Autonome à 83 % pour l’agroéquipement mais 100 % dépendant pour le numérique

Pour l’agroéquipement, 21 catégories de matériel sont vendues en Europe. « Globalement, l’Europe est à 83 % autonome en agroéquipements, se félicite André Fougeroux. Nous sommes donc très bien positionnés avec de grandes marques locales comme le groupe Exel Industries pour la pulvérisation mais aussi des marques internationales telles que Agco, Massey Ferguson, Claas, JohnDeere, Kubota, CaseNewHolland qui fabriquent au sein de l’UE. Le reliquat des machines provient de Chine. » Même si la France n’est pas autonome, l’Europe l’est complètement. D’ailleurs, 75 % du matériel qui est commercialisé en France sort d’usines européennes, le principal fournisseur étant l’Allemagne (32 %).

En revanche, tout se complique avec le numérique : « nous sommes complètement dépendants de toutes les technologies qui nous viennent essentiellement des États-Unis et, dans une moindre mesure, de Chine, avertit-il. Les Gafam dominent dans le secteur des logiciels. Les data centers gérés par Google et Microsoft hébergent les clouds. Galileo, un système de positionnement par satellites mis en place par l’Union européenne, est encore en phase de déploiement. Quant aux outils numériques, ils sont majoritairement développés par des entreprises internationales de l’agrofourniture. Enfin, l’intelligence artificielle et les datasciences sont rarement européennes, de même pour la blockchain ainsi que les technologies et univers de communication (capteurs, GPS, RTK, Isobus, metavers…), les robots et cobots ».

« Avec le numérique, nous sommes un petit Poucet dans un monde de géants », insiste André Fougeroux. Reconnaissant toutefois la dynamique d’entreprises françaises et européennes ainsi que de l’écosystème qui accompagne les agriculteurs en France. « Les alliances entre start-ups françaises ou européennes et les constructeurs « installés » sont l’une des solutions pour peser plus dans ce secteur », estime-t-il.

Par ailleurs, la France ambitionne de devenir un leader européen de l’intelligence artificielle. La Ferme Digitale a participé au sommet de Paris sur ce sujet (10-11 février), pour présenter son projet GAIA (Generative artificielle intelligence for agriculture). De son côté, l’école Hectares annonce une IA agricole à l’automne 2025.

Fertilisants : un tiers des besoins couverts en France

Les fertilisants posent un défi stratégique d’indépendance, étroitement lié à leur origine. Les engrais azotés dépendent largement des gisements de gaz naturel, notamment en Norvège, en Russie (jusqu’en 2022), au Moyen-Orient, aux Pays-Bas et en Algérie. La France produit un tiers de ses besoins en azote, le reste provenant à 46 % de l’UE et à 24 % de la Russie ou de l’Égypte. Pour les engrais phosphatés, la Chine, le Maroc, les États-Unis et la Russie couvrent 75 % de l’approvisionnement européen. Le trio Canada, Russie, Biélorussie domine le marché de la potasse, tandis que la Chine, les États-Unis, la Russie et le Canada assurent les livraisons de soufre.

Et les alternatives organiques ? « Malheureusement, les ressources en fertilisants organiques ne permettent pas de remplacer les engrais de synthèse », clarifie André Fougeroux. En France, 150 millions de tonnes de fumiers, majoritairement issus de bovins, sont consommées localement, couvrant surtout les besoins des agriculteurs des régions d’élevage. Néanmoins, la France est le pays le mieux doté d’outils industriels pour le secteur de la fertilisation organique.

Quant aux matières fertilisantes organiques issues de l’industrie agroalimentaire et de la restauration collective, le gisement reste très faible avec 12 Mt. « Donc, en France, nous ne produisons que 45 % de nos besoins ! C’est vraiment préoccupant, car un arrêt d’approvisionnement en fertilisants conduit à une perte de 30 % de la production ».

En parallèle, les biostimulants sont considérés comme une opportunité pour le développement de nouveaux acteurs dans le secteur des matières fertilisantes. D’autant que l’Europe représente 50 % du marché mondial de ces solutions. L’UE joue un rôle moteur grâce à sa recherche, à ses connaissances pointues en sciences du végétal et à un tissu d’acteurs innovants regroupés au sein de l’EBIC (European Biostimulants Industry Council).

D’ailleurs, en France, le marché est très dynamique, représentant entre 150 et 200 millions d’euros. « Mais un biostimulant ne remplace pas un fertilisant », rappelle André Fougeroux.

Semences : le fleuron, mais des points de vigilance

« La production de semences en Europe, c’est la voie royale, commente le membre de l’Académie d‘agriculture. Nos filières assurent une large autonomie d’approvisionnement et une capacité d’exportation ». La France est le premier exportateur mondial de semences, essentiellement vers l’Europe.

Pour l’instant, aucun souci majeur n’affecte cette filière, mais des points méritent une vigilance.

D’abord, la propriété intellectuelle pose un problème croissant : de nombreux brevets ne sont plus européens et l’absence d’une norme spécifique au niveau européen pourrait compliquer la situation. Cela risque de bloquer certaines innovations, notamment dans les NGT (nouvelles techniques génomiques). Par exemple, le blé résistant à la sécheresse, développé par Florimond Desprez, est produit en Argentine, où les réglementations sont plus favorables.

Ensuite, les exportations vers la Russie et l’Ukraine, marchés importants pour les semences européennes, sont perturbées, créant une incertitude économique. Néanmoins, la filière bénéficie de nombreux atouts. La diversité des sols et des climats européens s’avère idéale pour de nombreuses espèces et les agriculteurs multiplicateurs sont hautement spécialisés. De plus, la collaboration entre recherche publique, recherche privée et établissements de production, bien répartis sur le territoire européen, garantit une organisation collective performante, assurant qualité et quantité. « Ce modèle fonctionne bien mieux que celui des agroéquipements, où la recherche est essentiellement privée », remarque André Fougeroux.

Phytopharmacie, délocalisation de la production

Pour la phytopharmacie, la production de matières actives a également diminué en Europe. Seules quelques molécules subsistent, tandis que les principales sont désormais fabriquées ailleurs. « L’activité industrielle consiste principalement à formuler les produits à partir de composants importés », souligne André Fougeroux.

Les industries chinoises dominent largement le marché mondial, avec 41 % de parts de marché. Les entreprises européennes en conservent encore 26 %, tandis que les entreprises nord-américaines ne représentent plus que 17 %. Ce déséquilibre s’explique notamment par une remise en cause de la chimie traditionnelle, qui a entraîné des bouleversements dans les stratégies industrielles. L’Europe perd son savoir-faire.

Le biocontrôle, présenté comme un pilier du plan France 2030 pour la transition agroécologique, est encore en phase d’organisation. Le grand défi du biocontrôle et de la biostimulation qui est porté par l’association Abba et le Parsada (Plan stratégique pour l’anticipation du potentiel retrait européen des substances actives) doivent accompagner son déploiement. Côté entreprises, le secteur se structure. « Les grandes firmes ajustent leur stratégie avec de nombreuses acquisitions en cours », observe le président de Végéphyl.

Malgré ces promesses, la fabrication en Europe de produits de biocontrôle est insuffisante. « La faute à des procédures réglementaires trop longues, analyse André Fougeroux. En Europe, une autorisation de mise sur le marché (AMM) prend au moins dix ans, contre un à deux ans au Brésil et deux à trois ans aux États-Unis. »
Ces délais découragent les start-ups, qui préfèrent s’implanter ailleurs pour obtenir des retours sur investissement rapides.

Les coûts élevés de la main-d’œuvre et de l’énergie en Europe accentuent cette tendance. Nombre d’entreprises choisissent le Brésil ou l’Inde, où les marchés croissent rapidement. « Si le biocontrôle se développe massivement, la production ne sera pas chez nous »,
regrette-t-il.

A lire : Agrofournitures : quelle autonomie française et européenne ?

« Cet ouvrage démontre qu’il nous faut arrêter de raisonner secteur par secteur, avec ce principe mortifère d’interdire ou de règlementer toujours plus sans vérifier auparavant les interactions et les conséquences que tout cela aura sur le reste des productions agricoles. »

Préface du sénateur Laurent Duplomb

Contributeurs : Laurent Duplomb, Bernard Ambolet, René Autellet, Jean-Louis Bernard, Hubert Defrancq, Florence Doat-Matrot, Frank Garnier, Michel Girard, Ulf Heilig, Alain Jeanroy, Daniel-Éric Marchand, Michel Morel, Laurice Pechberty, Gilles Poidevin, Christian Saber, Marie-Emmanuelle Saint Macary, Jean-Marie Séronie, Claude Sultana, Alain Toppan, Guy Viollet, Guy Waksman, sous la coordination d’André Fougeroux.

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`Editions Presses des Mines – 25 €. (17 € édition en PDF)