Depuis février 2022, l’Union européenne est devenue le principal débouché pour les exportations de sucre ukrainien. Les mesures commerciales autonomes prenant fin le 5 juin prochain, l’UE négocie actuellement une libéralisation des échanges avec l’Ukraine. Pour le sucre, l’enjeu est de fixer de nouvelles quantités de sucre exemptées de droits de douane. Guillaume Gandon, vice-président de la CGB en charge du dossier européen, suit cela de très près. Pour lui, le volume à ne pas dépasser est celui de l’accord d’association UE-Ukraine, qui était en vigueur avant l’année 2022, soit 20 070 tonnes.

Or les Ukrainiens souhaitent au moins 262 000 tonnes, volume qu’ils avaient obtenu le 13 mai dernier, quand un « frein d’urgence » avait été mis en œuvre sur la campagne en 2024-2025. « L’industrie et les planteurs de betteraves souhaitent que la Commission européenne alloue à l’Ukraine un quota d’exportation d’au moins 262 000 tonnes de sucre. L’idéal serait 500 000 tonnes », déclare Yana Kavushevska, directrice de l’association des producteurs de sucre (APS).

Les 500 000 tonnes ont été dépassés en 2023-2024, quand les portes de l’UE leur étaient grandes ouvertes. Résultat : « ces importations ont provoqué un effondrement du marché européen du sucre, dont le cours a été divisé par deux, en quelques mois », déclarait le président de la CGB, Franck Sander, lors de l’assemblée générale de la CGB, le 10 décembre dernier.

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Alors quelle quantité la Commision européenne proposera-t-elle à l’Ukraine ?

On sait que, sans droit de douane, l’Ukraine est capable d’exporter plus de 500 000 tonnes de sucre. Cette explosion des importations de sucre montre « l’incroyable capacité de l’agriculture ukrainienne à accroître rapidement la production de produits lorsqu’une opportunité d’exportation est identifiée », explique le Copa-Cogeca, dans un communiqué daté du 14 janvier. Yana Kavushevska explique cette progression des exportations sous un autre angle : « la consommation ukrainienne annuelle de sucre a diminué de 600 000 tonnes en dix ans. Aussi, la production de sucre est excédentaire. L’an passé, le pays a exporté 704 000 tonnes. Les 4,3 millions de réfugiés ukrainiens en Union européenne ont réduit à eux seuls de près de 206 000 tonnes la consommation annuelle de sucre ».

Dans leur plaidoyer auprès de la Commission européenne, les Ukrainiens font aussi remarquer que l’UE importe beaucoup de sucre de canne. « Sur le marché européen, l’Ukraine est en concurrence avec le Brésil, l’île Maurice, l’Afrique du Sud ou encore le Guatemala. Le sucre est importé par cargos en grandes quantités après avoir parcouru des milliers de kilomètres. A contrario, l’Ukraine est aux portes de l’Union européenne. Et le sucre expédié est du sucre de betteraves et non pas du sucre de canne ! » Un argument que conteste la CGB : « Yana Kavushevska oublie de dire que c’est surtout le sucre européen qui subit la concurrence et que cela s’est traduit par une baisse du prix, qui met l’industrie sucrière en difficulté », explique Timothé Masson, économiste à la CGB.

Normes européennes

Les Ukrainiens mettent aussi en avant leur relation avec l’UE : « en achetant ses engrais et ses semences dans l’ Union européenne et en y exportant du sucre, l’Ukraine est un partenaire commercial à part entière des vingt-sept États membres », poursuit Yana Kavushevska. Un partenaire qui n’applique pas les normes européennes, selon la CGB qui rappelle que le sucre est produit « dans des conditions sans commune mesure avec celles de l’Union : 29 produits phytosanitaires non autorisés dans l’UE – dont les néonicotinoïdes en enrobage de semences – et des exploitations 1 000 fois plus grandes que les nôtres ».

C’est pourquoi les organisations agricoles européennes du Copa-Cogeca, demandent que « cette révision en cours [ NDLR : de l’accord d’association ] accélère l’alignement des normes ukrainiennes sur l’acquis communautaire ».

Le président de la CGB avait présenté la position des planteurs français le 10 décembre dernier : « nous sommes pleinement solidaires avec le peuple ukrainien mais ce n’est pas à nous, agriculteurs, et à nos filières de payer le prix de cette guerre. » Et Franck Sander de proposer d’accompagner l’Ukraine vers d’autres débouchés, par exemple en augmentant le taux d’incorporation de l’éthanol dans les essences, ce qui permettrait de transformer le sucre ukrainien sous la forme d’énergie qui manque tellement à l’Europe depuis que le gaz a été coupé…

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Les agro-holdings cultivent 90 % des betteraves

Malgré la guerre, l’Ukraine a réussi à exporter 700 000 tonnes de sucre dans l’Union européenne grâce à une dizaine d’exploitations agricoles, qui cultivent plusieurs milliers d’hectares sur des terres très fertiles.

Une étude de l’ARTB (Association recherche technique betteravière), disponible sur le site www.artb-france.com, révèle que la culture de la betterave est concentrée sur des agro-holdings de plusieurs dizaines de milliers d’hectares : 21% de la SAU sont détenus par 180 entités de plus de 10 000 hectares – dont la moitié (12 % de la SAU) par des exploitations de plus de 100 000 ha. La quasi-intégralité de la production betteravière provient de ces propriétés foncières, qui possèdent également des sucreries. En fait, la filière sucrière ukrainienne repose sur sept agro-holdings qui constituent la force de frappe sucrière à l’export. La betterave est donc cultivée à 90 % par des entreprises intégrées et le recours à des planteurs indépendants semble ponctuel et conjoncturel.

L’étude de l’ARTB indique qu’Astarta, coté à la Bourse de Varsovie et cinquième agro-holding du pays, cultive au total 220 000 ha, et a produit 1,8 Mt de betteraves en 2022 (soit 21 % de la production nationale) qui sont transformées dans 6 sucreries. L’agro-holding Radekhivskyi, à la structuration proche de la précédente (surface cultivée non communiquée), appartient au groupe sucrier allemand Pfeiffer & Langen depuis 2010, avec 6 usines (la dernière acquise en 2023). Suivent ensuite le groupe Ukrpromoinvest (108 000 ha, onzième agro-holding du pays), qui possède 2 usines, et le groupe Agrofirm Svitanok (100 000 ha) avec également 2 usines. Et des groupes de tailles inférieures : Panda groupe, qui cultive 59 000 ha, (3 usines), Aspik (surface inconnue, 2 sucreries) et Gal agro (35 000 ha et sucreries).

Yuri Pustovit, agriculteur dans la région de Kiev

« La betterave est la seule culture rentable »

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Yuri Pustovit dirige depuis quatre ans une ferme de 2 500 ha cultivant entre 200 et 250 ha de betteraves chaque année. Reportage dans une « petite ferme betteravière » à l’échelle du pays, dont la culture de la betterave est dominée par les agro-holdings.

À Stavischensky, dans la région de Kiev, l’hiver est arrivé le 22 novembre dernier. Les premières neiges ont recouvert les champs de blé et de colza. Les cultures sont ainsi à l’abri des froids intenses.

La neige recouvre surtout les anciens champs de soja, de maïs et de tournesol labourés l’automne dernier après avoir été récoltés. Les sols nus seront hersés à la sortie de l’hiver pour y semer l’orge de printemps, puis 200 à 250 hectares de betteraves dès le début du mois d’avril et enfin du maïs et du soja.

D’ici là, la ferme de Yuri Pustovit fonctionne au ralenti. La plupart des ouvriers agricoles sont au « chômage technique » sans indemnisation. Ils attendent la reprise dès travaux agricoles au début du printemps. Ils vivent de leurs salaires perçus durant l’été, période pendant laquelle ils travaillent jusqu’à 80 heures par semaine. Mais certains chercheront un emploi saisonnier.

En Ukraine, les redéploiements de fermes issues d’anciens kolkhozes de milliers ou de dizaines de milliers d’hectares sont fréquents.

La ferme de Stavischensky dirigée depuis 2020 par Yuri, ingénieur agronome de 41 ans, a été créée il y a 7 ans sur 700 hectares. En louant des parcelles à près d’un millier de propriétaires entre 250 € et 300 € l’hectare, le directeur est parvenu à multiplier par quatre la superficie de l’exploitation. Mais Yuri n’en possède pas un seul hectare en nom propre.

L’entreprise agricole est rattachée à une firme allemande de travaux agricoles, entre autres spécialisée dans l’arrachage de betteraves sucrières, d’où l’impressionnant parc matériel parqué dans la cour située à l’entrée de la ferme. « Des arracheuses de cette dimension, il en faut une pour 200 hectares », affirme Yuri.

La culture de betteraves impose des rotations d’au moins six ans. Aussi, Yuri limite à 200-250 hectares leur superficie. Elle est aussi compliquée que celle de colza, mais ces deux productions sont les plus rentables. Produire un hectare de betteraves revient à 1 400 euros, salaires compris. La tonne de betteraves a été payée 50 dollars par la sucrerie, qui valorise commercialement la mélasse pour son propre compte.

L’été passé, l’ensemble des cultures a été pénalisé par un déficit de précipitations très important. Il a davantage affecté les cultures de printemps que le blé d’hiver. Toutefois, les betteraves s’en sont bien sorties. Le rendement moyen est de 55 t/ha, soit 5 tonnes de moins que la moyenne. Le taux de sucre est de 21 % mais, après extraction dans les sucreries, il n’excède pas 18 %.

L’hectare de blé revient à 1 000 €. Mais la culture de la céréale est peu rentable, puisque le rendement de 5,5 t/ha permet à peine couvrir les coûts de production.

Néonicotinoïdes et glyphosate

Pour cultiver des betteraves, tous les intrants sont autorisés, y compris les néonicotinoïdes et le glyphosate. Toutefois, leurs coûts limitent leur emploi car ils sont achetés en dollars et non pas en hryvnias dont le taux de change est très déprécié (100 €= 43 000 Hv)

La ferme employait 22 salariés avant la guerre. À ce jour, sept sont mobilisés et deux sont décédés. Yuri n’exclut pas lui-même d’être appelé.

Il est très difficile de trouver des salariés compétents pour remplacer ceux qui sont partis au front. Yuri a le choix entre de très jeunes hommes sans formation et peu passionnés par l’agriculture et des retraités qui reprennent du service.

La guerre a fortement altéré la rentabilité de l’exploitation. Elle est financièrement juste à l’équilibre. Toutefois, Yuri a toujours pu compter sur sa banque pour emprunter les fonds nécessaires au financement de sa trésorerie. Ses projets d’investissement sont gelés depuis trois ans. Mais le printemps prochain, il achètera un épandeur à 500 000 € pour rendre ses traitements plus efficaces.

À plusieurs centaines de kilomètres du front, les conditions météorologiques ont été bien plus redoutables que les missiles et les drones explosifs lancés par les Russes qui ont, jusqu’à présent, épargné la ferme. Selon Yuri, l’adhésion à l’Union européenne n’est pas d’actualité. Sa priorité est la paix.

Par Frédéric Hénin