Arthur Portier, consultant Argus Media : Un marché de niche qui se heurte à un marché mondial
Si l’on regarde la production de sucre au niveau mondial, la culture de la betterave est une spécificité européenne. Le sucre est en effet produit à 80 % à partir de la canne. « Nous sommes importants dans un petit marché », a résumé Arthur Portier. Les mastodontes du sucre sont les pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).
Le Brésil a augmenté massivement sa production, suite à une décision politique prise dans les années soixante-dix pour sortir d’une crise énergétique : il est ainsi passé de 10 Mt de sucre à plus de 40 Mt aujourd’hui.
Les parités monétaires vont jouer un grand rôle : quand le réal baisse face le dollar, le sucre brésilien est très compétitif. Il faut aussi prendre en considération les décisions réglementaires, comme quand l’Inde met l’accent sur l’éthanol pour assurer sa souveraineté énergétique. Tous ces phénomènes peuvent bouleverser nos équilibres betteraviers.
« Il faut d’abord cibler les sucres brésilien et ukrainien, juge Arthur Portier. C’est un problème de cohérence de faire rentrer des produits qui n’ont pas le même cahier des charges. Le problème vient-il des autres ou de nous ? Les Brésiliens et les Ukrainiens produisent avec leurs moyens de production. Nous avons un marché de niche surtransposant les réglementations, qui se heurte à un marché mondial où nos concurrents n’ont pas les mêmes moyens de production. Le problème de compétitivité est donc très vite réglé. »
Philippe Goetzmann, expert consommation et alimentation : Une dream team avec des boulets aux pieds
« La consommation alimentaire des Français se déplace depuis plus de 20 ans : nous vivons une forme d’externalisation des tâches ménagères ». Le recours aux plats cuisinés continue à se développer. De plus en plus, on confie aussi la tâche de cuisiner aux restaurants. La grande distribution perd chaque année environ 1,5 milliard de chiffre d’affaires au profit d’autres circuits, comme les fast-foods et les artisans des métiers de bouche. « On achète beaucoup moins de produits bruts et la perception du sucre que l’on mettait dans les gâteaux s’étiole. »
Le sucre subit des pressions de la part des responsables politiques et des organismes de santé. On le voit encore avec la proposition de taxe sur les produits sucrés.
« Tout le monde veut manger mieux, mais le consommateur a aussi envie de se faire plaisir : même si les produits nutriscore A progressent, quand on regarde de près le top des innovations en chiffre d’affaires, c’est du sucre, du gras et de l’alcool : des produits Ferrero ou des glaces Nutella ! La filière a la responsabilité de répondre intelligemment à ces questions, sinon les ligues de vertu vont lui tomber dessus. »
Philippe Goetzmann a déploré que la balance commerciale de l’agroalimentaire se soit effondrée en 20 ans. « Cela n’est pas dû à un problème de compétition, c’est un suicide collectif. C’est terrifiant, car nous avons un complexe pédoclimatique unique au monde, une variété de production, des compétences agronomiques et industrielles inégalées… En fait, nous avons une dream team avec des boulets aux pieds. Et nos politiques demandent que les autres pays se mettent aussi des boulets aux pieds. Ça ne fonctionne pas comme cela. »
Pascal Manuelli, directeur de la réglementation chez TotalEnergies : L’éthanol évolue dans un environnement porteur mais très réglementé
Les réglementations visent à réduire le carbone fossile. La quantité des énergies renouvelables dans les transports, qui représente 10 % aujourd’hui, doit arriver à 29 % d’ici 2030 grâce à l’électricité, au biodiesel mais aussi à l’éthanol. La tendance est donc favorable.
« En revanche, un règlement européen en préparation vise à interdire les moteurs thermiques d’ici à 2035, ce qui n’est pas favorable au développement de l’éthanol qui est utilisé à hauteur de 10 % dans les essences et 85 % par le Superéthanol. »
Il est par ailleurs question des carburants neutres en carbone – par exemple de l’E 85 comportant des molécules hydrocarbonées d’origine renouvelables – qui pourraient alimenter des moteurs thermiques à l’avenir, à côté des moteurs électriques.
Les carburants durables pour l’aviation (Sustainable Aviation Fuels ou SAF) sont également appelés à se développer. « Techniquement, on peut mettre de l’éthanol. Malheureusement, la réglementation européenne exclut l’éthanol de betterave des carburants d’aviation, car il entre en compétition avec l’alimentaire. Mais les réglementations évoluent… Restera-t-on sur cette interdiction ? »
Xavier Astolfi, directeur général de Cristal Union : L’éthanol de première génération est le plus productif en termes d’énergie
« Nous évoluons dans un marché du sucre mature, qui subit une lègère décroissance, constate Xavier Astolfi. La France a vocation à exporter dans l’UE, donc il faut être compétitif vis-à-vis des acteurs locaux. Nous devons aussi répondre aux demandes sociétales, comme avoir une industrie décarbonée. » Cela nécessite des investissements pour la partie industrielle (électrification, utilisation de biomasse, utilisation de la pulpe en méthanisation), une optimisation du transport mais aussi de décarboner la partie agricole, qui doit rester compétitive. Cristal Union investit 80 à 100 M€ par an, dont la moitié pour décarboner sa production.
« L’Union européenne pense que toutes les contraintes qu’elle nous impose vont se disséminer ailleurs dans le monde. On constate que ce n’est pas le cas. On nous parle de carburants durables pour l’aviation (SAF) de deuxième génération. Or, un rapport de l’inspection générale de l’environnement et du développement durable recommande de poursuivre le développement de l’éthanol de première génération, puisqu’il est le plus productif à l’hectare en termes d’énergie. Alors pourquoi se mettre la contrainte de produire de l’éthanol de deuxième génération, qui est très coûteux et nécessite beaucoup de biomasse pour une production énergétique assez faible ? »
Guillaume Wullens, président de la CGB Nord-Pas de Calais : Ce n’est pas le planteur brésilien qui est déloyal, c’est l’UE qui nous oublie
« Nous sommes prêts à faire des efforts pour répondre aux attentes et aux défis, mais il faut de la cohérence sur les moyens de production. Nous avons besoin de la génétique – en particulier les NGT – des phytosanitaires et de l’eau ».
Guillaume Wullens plaide pour la mise en place d’outils de gestion des marchés, par exemple un système d’intervention avec la prochaine PAC. « Nous pouvons être compétitifs si le marché nous respecte. Sur l’affaire du Mercosur, j’estime que ce n’est pas le planteur brésilien qui est déloyal, c’est l’Union européenne qui nous oublie ! »
Alors quelles sont les conditions pour faire de la betterave ? « Être performant au champ, répond le président de la CGB Nord-Pas de Calais. Je souhaite garder le maximum de cultures, mais elles doivent être rentables. Il faut une visibilité à long terme sur les moyens de production et nous, agriculteurs, ferons le reste. »