Antoine, 41 ans, et Marie, 32 ans, ont de nombreux points communs. Ils sont frère et sœur, ont fait leurs études dans la même école d’ingénieurs, UniLaSalle, lui à Rouen, elle à Beauvais, et ont débuté leur carrière dans le milieu coopératif, céréalier pour lui, viticole pour elle. C’est donc fort logiquement que leurs vies, qui empruntaient jusqu’alors des voies parallèles, ont fini par converger. Ils sont aujourd’hui cogérants de l’EARL Prés Grasser, à Tagnon dans les Ardennes, où ils ont succédé à leurs parents partis à la retraite.
Issus d’une famille de cultivateurs depuis au moins six générations, Antoine et Marie ont donc bourlingué avant de revenir aux sources. « On a répondu à l’appel de la ferme », sourit Marie Grasser. Le projet de la fratrie de travailler ensemble remonte à plusieurs années en arrière. Encore fallait-il que les conditions requises pour ce rapprochement soient réunies et que les deux protagonistes y soient préparés. Antoine Grasser explique ces années passées loin de la ferme familiale par « l’envie de s’ouvrir l’esprit, de voir ailleurs, de découvrir des agricultures différentes et de faire ses propres expériences ».
Plus prosaïquement, la ferme familiale, avec ses 120 hectares, n’était pas en mesure de faire vivre deux familles. « Il fallait trouver un schéma différent, explique Antoine. C’est comme cela qu’on est venu à l’arboriculture. » Le hasard faisant parfois bien les choses, un voisin et ami de la famille, cessant lui aussi son activité, a souhaité céder aux Grasser sa ferme de 100 hectares. C’est ainsi qu’Antoine et Marie se sont retrouvés en 2022 à la tête de 220 hectares, confortant leur projet de reprise, tout en « rassurant les partenaires financiers ».
25 000 pommiers
Sur ces 220 hectares, les associés n’ont pas hésité à prélever « les meilleures parcelles, des terres à betteraves », consacrées en dernier lieu à la luzerne et à la pomme de terre, afin d’y planter 25 000 pommiers sur 7 hectares. L’emplacement du Verger de Saint-Pierre a été défini sur la base de quatre critères : la qualité de la terre, l’accessibilité du terrain pour faire de la vente directe, la proximité avec le village pour permettre son raccordement électrique, et la possibilité de réaliser un forage à des fins d’arrosage (22 kilomètres de goutte à goutte gérés depuis un portable).
Pour rentabiliser leur investissement, les deux ingénieurs ont fait le choix de planter une pomme à forte valeur ajoutée, la Rubis Gold, une nouvelle variété qui les a séduits tant par ses qualités visuelles que gustatives. C’est ce qu’on appelle une « pomme club », payée au producteur deux fois plus cher qu’une pomme libre de droits. Le mot « club » dit bien ce qu’il veut dire : « il existe un seul pépiniériste, seulement quelques producteurs et quatre metteurs en marché », explique Antoine. L’EARL Prés Grasser vend sa production à un conditionneur situé dans l’Aisne, lequel fournit de grandes enseignes comme Grand Frais principalement, mais aussi Lidl, Le Bon Marché et Monoprix. La Rubis Gold occupe 80 % du verger, neuf autres variétés destinées pour l’essentiel à la vente directe couvrant le reste de la surface, dans le but à la fois « d’éviter de mettre tous ses œufs dans le même panier et de garder un ancrage local ». Et c’est peu de dire que la cueillette ouverte au grand public en 2023 à Tagnon a remporté un vif succès, des flots de visiteurs raflant tout en un seul week-end. En même temps, il s’agissait d’une toute petite récolte limitée à deux pommes par arbre, le verger ne devant donner sa pleine mesure qu’en 2027 : il fournira une vingtaine de fruits par plant, soit 500 tonnes de pommes en tout.
Grâce à la betterave
On pourra s’étonner de la relative faiblesse de la production annoncée : les arboriculteurs la brident délibérément à la fois pour préserver la qualité du fruit, lisser les volumes d’une année à l’autre, et économiser les arbres, dont l’espérance de vie sera portée à un demi-siècle grâce au sacrifice de nombreux fruits chaque saison. Ils ont également opté pour une conduite particulière du verger, dite « verger haie », avec le palissage d’arbres « en tube », qui s’élèveront jusqu’à 4 mètres de haut, un peu à la manière d’une houblonnière. Outre des pommes à couteau, le verger donne déjà du jus de pomme, et produira bientôt également de l’alcool distillé pour fabriquer « un cousin du calvados ». Dix mille litres seront pressés à terme.
Ce n’est pas le seul projet des deux Ardennais, qui vont faire construire un bâtiment frigorifique pour stocker leurs pommes et se lancer dans la culture de la fraise « afin d’étendre la période d’ouverture au public » de la ferme. Antoine et Marie ne négligent pas pour autant les fondamentaux de leur exploitation, à savoir les grandes cultures, en particulier celle de la betterave à sucre. Ils présentent du reste leur grand-père comme l’un des fondateurs des anciennes sucreries ardennaises. Le frère et la sœur le confessent d’ailleurs bien volontiers : « c’est grâce à la betterave que l’on a pu créer le verger. »