Si l’on a beaucoup parlé des problèmes posés par les importations de céréales et de volailles venues d’Ukraine, le sucre pourrait être la prochaine matière première agricole à mettre l’agriculture européenne sous pression.
Depuis juillet 2022, l’Union européenne a en effet levé l’ensemble des droits de douane et des quotas d’importation agricole en provenance d’Ukraine, afin de soutenir ce pays dans son effort de guerre. L’Ukraine peut ainsi exporter son sucre sans limite de volume, alors qu’elle avait un quota d’importation de 20 070 tonnes par an depuis 2016.
Pour la campagne 2022-2023, ce pays a produit 1,3 Mt de sucre pour une consommation de 900 000 tonnes. 400 000 tonnes ont donc été exportées, ce qui fait de l’Ukraine le deuxième plus gros exportateur de sucre vers l’UE, derrière le Brésil, avec une part de marché de 16 %.
Les volumes pourraient être bien supérieurs pour la prochaine campagne, puisque les surfaces emblavées cette année sont en hausse d’environ 35 % et les experts tablent sur une production record de 1,6 à 1,7 Mt (voir tableau). L’Ukraine pourrait donc exporter 700 000 tonnes.
Le sucre ukrainien arrive essentiellement dans les pays de l’est de l’Union européenne : la Roumanie, la Pologne, la Hongrie et la Bulgarie, des pays déficitaires en sucre, qui ne sont pas forcément contre ces importations. L’Italie, un pays où la France exportait traditionnellement son sucre, est aussi concernée (voir carte). « Sur les frontières de l’Est, on commence à voir une pression sur les prix du sucre », relève le président de l’interprofession du sucre (AIBS), Alain Carré.
Mieux contrôler les flux de sucre
Une telle quantité d’exportations pourrait avoir un impact sur le marché du sucre de l’UE, craignent les producteurs. La filière sucre européenne, par la voix de la Confédération internationale des betteraviers européens (CIBE) et de l’Association européenne des fabricants de sucre (CEFS), a exprimé sa solidarité vis-à-vis de l’Ukraine mais a demandé à la Commission de mieux contrôler les flux de sucre.
Cette crainte n’est pas partagée par la Commission européenne, qui estime que la production de sucre de l’UE (15,6 Mt pour 2023-2024) devra encore compter sur les importations pour couvrir les besoins intérieurs.
Un argument que la directrice de la CIBE, Élisabeth Lacoste, réfute : « discuter des importations ukrainiennes par rapport à la situation actuelle des prix sur le marché du sucre européen est une façon de fermer les yeux. La Commission nous dit que nous avons des bons prix et que notre marché est en position d’absorber ces importations, mais ce sont les producteurs européens qui en subiront les conséquences le jour où le marché va se retourner. C’est une question structurelle qu’il faut résoudre maintenant. Car l’ouverture de notre marché à l’Ukraine est là pour durer ».
Et Alain Carré d’ajouter : « il faut arrêter de croire que l’Europe pourra tout absorber en conservant un prix du sucre tel qu’il est aujourd’hui ».
Quelles pourraient être les solutions ?
« Les industriels ont demandé un système de licences d’exportation et un meilleur contrôle des flux de sucre », annonce le président du Syndicat national des fabricants de sucre (SNFS), Christian Spiegeleer. De son côté, la CIBE souhaite que l’on puisse bien connaître les volumes et les origines du sucre, savoir qui exporte et qui achète.
« La direction générale agri de la Commission nous a dit qu’il y a une clause de sauvegarde, mais de telles clauses ne sont pratiquement jamais activées et, si elles le sont, c’est toujours trop tard, constate Elisabeth Lacoste. L’idée est de travailler sur une clause de sauvegarde plus efficace, sur la base de quantités ; c’est une option travaillée avec le Copa-Cogeca. On peut aussi plafonner les importations à droit nul et réinstaller les droits de douane au-delà de ce plafond, même si l’on ne va pas revenir aux 20 070 tonnes ».
« Il faudrait aussi que les conditions de concurrence soient équitables sur la qualité des produits », ajoute Christian Spiegeleer, en faisant référence à l’utilisation de produits phytosanitaires.
En complément, une proposition serait de mettre en place des systèmes de réexportation vers les pays tiers. « On peut aider à exporter le sucre ukrainien sans passer par l’UE », déclare Alain Carré. Le commissaire européen à l’Agriculture avait d’ailleurs lancé l’idée de subventionner le transport des céréales, « mais il n’a pas trouvé de soutien au niveau du collège des commissaires, sous prétexte que cela pouvait être considéré comme des subventions à l’export, condamnées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La question de l’organisation et du coût de ses réexportations est un sujet », indique Elisabeth Lacoste.
Une autre idée, lancée par le think tank Farm Europe, serait de dévier le sucre ukrainien vers des utilisations non alimentaires. « Ce serait assez judicieux pour développer la bioéconomie en Europe », estime Élisabeth Lacoste. En revanche, le SNFS n’y est pas favorable : « cela aura des conséquences sur le marché, car les conditions de prix du non alimentaire risquent de faire levier sur le reste du marché. Depuis la fin des quotas, nous sommes sur un marché unique », rappelle Christian Spiegeleer.
Du côté du syndicat des planteurs, on soutient cette proposition. « Cette idée de réserver le sucre ukrainien à des seules fins industrielles est très intéressante ; il ne concurrencera pas nos produits. Certains utilisateurs (comme Metex en Picardie qui fabrique des acides aminés pour animaux) n’ont pas tous les volumes nécesaires depuis la fin des quotas, où ils avaient accès à du sucre bon marché. Leur équilibre économique ne leur permet pas de payer le sucre au coût de production européen », explique Timothé Masson, économiste à la CGB.
Si la Commission européenne ne semble pas pressée de réagir, les professionnels de la filière tirent la sonnette d’alarme. « Cette situation doit être gérée très rapidement », insiste Élisabeth Lacoste. En deux ans, nous sommes passés de 20 000 tonnes à 400 000 tonnes, puis on se dirige vers les 700 000 tonnes… Et combien dans les années à venir, avec quels standards de production ?
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Point de vue de Yves Madre, président du think tank Farm Europe
« Les flux de matières premières se sont installés entre l’Ukraine et l’Union européenne, avec une logistique très performante. Ces exportations, qui vont s’installer dans la durée, ne pourraient-elles pas être source de valeur ajoutée dans l’UE ? Plutôt que le sucre ukrainien ne déstabilise le marché européen, ne serait-il pas possible de le valoriser via des usages nouveaux ? En finançant des outils de transformation, l’UE pourrait renforcer des productions stratégiques (biocarburants ou chimie verte) et rendre viable cette plus grande proximité avec l’Ukraine. Il faut maintenant que les États membres se saisissent de cette question pour qu’elle soit discutée à l’occasion des élections européennes de 2024 et pour intégrer les objectifs de la prochaine Commission. Entretemps, la Commission doit être garante de l’équilibre des filières européennes, en prenant les mesures qui s’imposent. C’est aussi de l’intérêt de l’Ukraine d’agir en partenaire responsable s’ancrant dans une relation de long terme ».