Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?
Avant tout je l’ai écrit pour mes 4 000 salariés, afin qu’ils soient fiers de travailler pour le groupe Exel. Car ce sont eux qui ont fait cette histoire. Ce livre retrace l’histoire de 70 ans d’innovations, d’acquisitions, de croissance, d’anecdotes, de difficultés, de tempêtes et de rebondissements. Il donne aussi quelques-unes des clés qui ont fait le succès du groupe Exel et qui pourraient servir à d’autres entrepreneurs.
Comment peut-on définir le groupe Exel ?
C’est une fédération de PMI autonomes, qui disposent de leurs moyens de production propres ou partagés. Ces entreprises industrielles sont pilotées par des patrons, qui décident et résolvent leurs propres problèmes. La holding, qui emploie moins de 15 personnes, s’occupe uniquement des activités régaliennes : la réglementation, le juridique, la consolidation financière, la bourse, la négociation avec les banques, la gestion des talents… Même si elles sont parfois sur le même marché, chaque entreprise fait des produits différents.
Ce qui frappe, c’est le nombre d’entreprises en difficulté que vous avez rachetées. Comment faites-vous pour les redresser ?
En quatre décennies, j’ai repris et intégré plus de 40 groupes d’entreprises, soit plus d’une centaine de sociétés. J’ai souvent gardé leur créateur jusqu’à leur retraite, tant ils connaissaient leur entreprise, leurs équipes et voulaient en assurer la pérennité. Exel est devenu leader des marchés français des pulvérisateurs en reprenant de nombreux confrères, mais en veillant à préserver leur ADN, leurs spécificités, à faire que chaque marque paraisse différente et innovante, avec ses propres distributeurs pour préserver les parts de marché.
Comment décidez-vous le rachat d’une entreprise ?
Je suis un chasseur. Je surveille mes concurrents, je devine ce qui ne va pas et je trouve ce que l’on peut améliorer. J’ai parfois racheté des entreprises à la barre du tribunal, comme Berthoud, Caruelle, Nicolas ou Samès… C’est la solution la moins coûteuse, mais il faut travailler pour la redresser. J’applique ma devise : « faire différemment et mieux qu’avant ». Parfois, une opportunité se présente parce que le patron part en retraite. Les droits de succession sont très élevés quand un patron part en retraite sans successeur.
À ce propos, vous évoquez aussi les problèmes de succession pour les entreprises familiales…
Pourtant il existe un système peu coûteux : quand on fait une donation de vif, et si on la fait en nue-propriété, la loi Dutreil prévoit des abattements. C’est un système qui n’est pas très coûteux. Et si l’on fait une donation transgénérationnelle, on passe deux générations en payant tout d’avance. C’est ce que j’ai fait avec mes 15 petits-enfants. Nos managers et nos employés le savent et cela contribue à les rassurer sur la pérennité de l’entreprise. Quand on est un chef d’entreprise, il faut anticiper.
Le règlement des droits de succession, c’est aussi ce qui vous a incité à entrer en Bourse ?
J’ai eu un grave accident en 1991 et je me suis demandé comment cela allait se passer pour ma descendance, avec les trop lourds droits de succession. En 1997, Exel est entré en Bourse, entre autres pour pouvoir les financer. Mais comme l’entreprise a fait de bons résultats, j’ai pu les payer sur plusieurs années grâce aux bénéfices. L’entrée en Bourse m’a permis ensuite de distribuer une partie de mes actions à tous les salariés. Je voulais les remercier d’avoir contribué à bâtir le groupe. C’est à partir de ce moment qu’Exel est véritablement devenu quelque chose de concret pour eux.
Votre livre parle aussi de management. Quelle est la recette de votre succès ?
La confiance et la délégation. Si vous faites confiance, et que vous déléguez le plus bas possible dans la hiérarchie, l’entreprise devient agile. Les gens proches des problèmes sont les plus à même de trouver les solutions adaptées. À chaque fois que je reprends une entreprise, je vais voir les salariés et je leur demande : qu’est-ce que vous feriez pour que cela fonctionne mieux ? Je réorganise la production en flux tiré par les commandes plutôt qu’en flux poussé par les programmes, pour éviter de trop mobiliser des capitaux. Nous fonctionnons en îlots autonomes, de sorte que le compagnon peut accueillir deux saisonniers et tripler ainsi la production en cas de hausse de l’activité. De cette façon, on diminue le besoin en fonds de roulement, on motive nos compagnons et on améliore la rentabilité.
Comment êtes-vous devenu leader de l’arrachage des betteraves ?
Le matériel betteravier est arrivé par hasard dans le groupe Exel, avec le rachat des pulvérisateurs automoteurs Matrot. Et comme Matrot était attaqué par Herriau pour des raisons de brevet, j’ai repris Herriau en 2003 pour régler le problème. Puis j’ai eu l’occasion de reprendre Moreau en 2007, qui était en difficulté financière. En 2012, j’ai ensuite racheté le fabricant de pulvérisateurs automoteurs Agrifac, qui faisait aussi des arracheuses. Mais en face, j’avais le numéro un mondial de l’arrachage : Holmer. Cinq ans auparavant, j’avais rencontré Alfons Holmer, son génial patron, qui n’avait pas de descendants. Je lui avais proposé de le reprendre, mais il demandait cher et j’ai eu entretemps d’autres occasions dans l’industrie et cela ne s’est pas fait. Pour finir, Alfons Holmer a vendu à un fonds d’investissement qui a mis des managers inefficaces aux manettes, et l’entreprise a perdu beaucoup d’argent. Désolés de la situation et incités par Alfons Holmer, quelques-uns des dirigeants historiques nous ont approchés lors du Sima 2013. Le fonds avait lâché les actions à la Deutsche Bank contre l’abandon des prêts. Notre équipe dirigeante est aussitôt allée à Munich et nous avons racheté Holmer en 48 heures. Ensuite, pour clarifier notre offre d’arracheuses de betteraves, nous avons rassemblé nos marques Agrifac, Matrot et Moreau sous la bannière Holmer Exxact.
Comment avez-vous vécu la fin des automotrices ?
Les agriculteurs n’avaient plus la main-d’œuvre suffisante pour arracher avec des automotrices : il faut trois chauffeurs avec deux tracteurs et leurs remorques. Le marché s’est déplacé vers les ETA qui utilisaient essentiellement des intégrales avec un chauffeur. Notre marché s’est rétréci. Matrot avait essayé de construire une intégrale, mais cela n’a pas marché. Mais je suis convaincu qu’il existe un marché pour une arracheuse de qualité vers 150 000 à 200 000 €, entre l’arracheuse traditionnelle d’occasion et l’intégrale à 600 000 €.
Vous parlez souvent de l’importance du brevet, comme cela fut le cas dans le rachat d’Herriau Moreau et Matrot …
Exel dépose environ 20 brevets par an. C’est dans l’ADN de l’entreprise. Mon père, Vincent Ballu, a inventé le tracteur enjambeur. Je suis aussi inventeur par nature. J’en dépose moi-même encore régulièrement. Parfois, on a repris des entreprises (Berthoud et Caruelle) à la suite d’un brevet que l’on a défendu et pour lequel on a trouvé une transaction. Quand mes salariés participent au dépôt d’un brevet, ils sont récompensés.
Vous vendez des pulvérisateurs et êtes aussi apiculteur : n’est-ce pas antinomique ?
Que fait un pulvérisateur ? Il apporte la juste dose d’un médicaplante au bon endroit et au bon moment. En tant qu’apiculteur, j’estime que l’interdiction des néonicotinoïdes sur la graine de betterave est un non-sens. Mes ruches sont dans une forêt au sud d’Épernay, parfois à 500 m des betteraves et j’ai une mortalité normale de 10 à 20 %. Chaque année, mes ruches produisent 35 kg de miel en moyenne. Je n’ai jamais eu de problèmes. Il faut rappeler que les betteraves ne fleurissent pas et que les abeilles vont seulement prendre la rosée sur le dessus des feuilles qui sont étanches, la rosée n’est donc pas en contact avec la sève. Cette interdiction d’enrober les graines de betteraves avec des néonicotinoïdes n’est absolument pas prise sur des bases scientifiques. C’est idéologique.
Quelle vision avez-vous de la betterave ?
C’est une plante qui a de l’avenir. Malheureusement, la France n’a pas pris les moyens d’en rester le leader. C’est dommage. Cette plante produit du sucre avec peu de besoins en eau. D’ailleurs, des pays d’Afrique du Nord se lancent dans la betterave plutôt que dans la canne. Quand elle est bien menée, la betterave est intéressante pour les agriculteurs.
Vient de paraître
Dans son livre qu’il vient de publier « Enjamber l’espace et le temps », Patrick Ballu retrace l’aventure industrielle du groupe Exel et dévoile l’organisation originale de ce leader mondial de la pulvérisation agricole, industrielle et de jardin.
L’intérêt du livre est aussi de découvrir les coulisses des multiples rachats d’entreprise (avec souvent des anecdotes) comme pour Matrot, Moreau, Herriau et Holmer dans le domaine de l’arrachage des betteraves… Comme beaucoup d’entreprises familiales, les problèmes de succession sont un enjeu vital. Patrick Ballu explique comment il a préparé depuis longtemps la transmission de son entreprise. On y apprend notamment que si Exel est entré en Bourse, c’est, entre autres, pour payer les droits de succession !
Ce livre raconte des histoires passionnantes, mais fourmille aussi de conseils de management éprouvés par les 40 années passées par cet entrepreneur atypique à bâtir un groupe employant aujourd’hui 4 000 collaborateurs et pesant plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires.
À lire si vous êtes intéressés par le matériel agricole, l’histoire, la technique et l’économie des entreprises.
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Éditions Robert Laffont, 270 pages, 19,90 €, commandable aussi via www.amazon.fr