La prise de fonction du nouveau gouvernement brésilien début 2023 semble avoir relancé l’accord commercial avec les pays du Mercosur (l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay). Le 31 janvier dernier, alors que la filière betteravière était encore sous le choc de la décision de la CJUE, Frans Timmermans, le « monsieur Green Deal » de la Commission, espérait ratifier avant le 17 juillet ce texte qui pèsera sur le marché européen du sucre.
Le bioéthanol en première ligne
En effet, selon la CGB, l’accord commercial prévoit l’octroi d’un contingent d’importation de 450 000 t d’éthanol, soit environ 5,7 Mhl, à utilisation exclusivement industrielle (carburant exclu), sans droits de douane (qui se situent actuellement entre 10,2 €/hl et 19,2 €/hl). Il concède aussi aux 4 pays sud-américains un autre contingent de 200 000 t d’éthanol, environ 2,5 Mhl, pour tout usage, y compris le carburant, à droits réduits de 2/3 (droits qui sont aujourd’hui compris entre 3,4 €/hl et 6,4 €/hl). À titre de comparaison, le cours de l’éthanol carburant de ces dernières années dans l’UE a varié entre 50 et 100 €/hl. Selon l’AGPM, le bioéthanol brésilien, produit très majoritairement à partir de canne, bénéficie d’une énergie peu chère, un avantage comparatif non négligeable actuellement. Alors que l’Europe produit près de 60 Mhl de bioéthanol, un chiffre stable depuis plusieurs années, l’accord bilatéral favorisera l’entrée d’environ 8,2 Mhl (essentiellement du Brésil), soit quasiment l’équivalent de la production française. Les filières s’attendent donc à de grosses répercussions, particulièrement sur le marché de l’alcool industriel, mais aussi sur le bioéthanol.
Des contingents d’importation de sucre
Le sucre en tant que tel sera aussi touché. Aujourd’hui, celui qui entre sur le territoire européen est normalement soumis à un droit de douane de 339 €/t (pour le sucre destiné au raffinage), selon le rapport annuel de la CGB. Cependant, le syndicat précise que de nombreuses exceptions douanières existent, parmi lesquelles les contingents CXL, hérité, lors de l’élargissement de l’UE, du commerce des nouveaux membres avec les pays tiers. Sur les presque 400 000 tonnes que le Brésil peut importer avec un droit de douane de seulement 98 €/t, 180 000 tonnes pourront maintenant entrer dans l’UE sans aucune barrière tarifaire. « Cette ristourne n’est pas anodine quand on sait que le cours du sucre a varié entre 300 €/t et 700 €/t au cours des dernières années. De son côté, le Paraguay, qui produit presque exclusivement du sucre bio, pourra en exporter 10 000 t en Europe aux mêmes conditions. Alors que l’agriculture biologique connaît une crise, quelle image renvoie-t-on à cette filière ? », s’étonne Timothé Masson. Selon lui, si ces mesures auront moins d’impact que les concessions faites sur l’éthanol, cela va quand même contribuer à tirer les prix vers le bas. « C’est un cadeau qu’on leur fait mais qui n’a pas de sens. Le bilan européen du sucre est certes déficitaire, mais on a les capacités pour revenir à l’autosuffisance ».
Passer outre les droits de douane flottants du maïs
La betterave n’est pas la seule grande culture concernée. Aujourd’hui, le marché du maïs grain européen bénéficie d’un droit de douane flottant qui ne se déclenche qu’en cas de crise de marché grave (pour la dernière fois au début de la crise Covid). L’accord avec le Mercosur prévoit un contingent d’importation d’1 Mt sans droit de douane pour le maïs et le sorgho, qui s’ajoute aux 6 Mt qu’on importe depuis divers partenaires commerciaux à droit nul ou réduit (pour une production européenne moyenne de 65 Mt et une consommation de 80 Mt). Selon l’AGPM, ces concessions minent notre système de protection : quand il se déclenche, les importateurs activent leurs droits et le rendent inefficace. Le syndicat rappelle que l’accord menace plus globalement une bonne partie de l’aval de la filière maïs grain en raison de la libéralisation totale sur de nombreux produits de la semoulerie, des quotas importants sur les produits de l’amidonnerie, l’éthanol et la viande de volaille. « Tout cela risque de déstabiliser fortement certains de nos marchés à forte valeur ajoutée », prévient-il.
Pour ce qui est du maïs doux, il est actuellement soumis à un droit de douane de 5,1% + 94 €/tonne. Selon l’AGPM, si le contingent de 1000 tonnes de maïs en conserve à droit nul prévu par l’accord n’est pas de nature à perturber le marché européen, la libéralisation totale des importations de maïs surgelé est beaucoup plus préoccupante. « Le Brésil n’est pas présent sur ce marché mais la conversion d’1% des surfaces suffirait à saturer le marché européen », alerte l’association spécialisée des maïsiculteurs.
Des paramètres non agricoles
Autre élément à prendre en compte, la fragilité des monnaies. « Par exemple, le real brésilien a perdu 2,5 fois sa valeur en moins de 10 ans », explique Timothé Masson. « À chaque fois que la monnaie baisse, le sucre brésilien gagne en compétitivité à l’export et les équilibres peuvent être considérablement modifiés », ajoute l’économiste. « Aucune clause ne prévoit de prendre cela en compte à l’avenir ».
Des distorsions de concurrence
« Cet accord est en complète contradiction avec les objectifs du Pacte Vert européen et avec le modèle agricole défendu en Europe », affirme Elisabeth Lacoste, directrice de la Confédération internationale des producteurs de betteraves à sucre (CIBE). Alors que les molécules de protection des cultures tombent ou s’apprêtent à tomber les unes après les autres (néonicotinoïdes, S-Métolachlore, …), et que Frans Timmermans pousse toujours autant le Green Deal, il faut noter que l’accord avec le Mercosur ne contient, à ce jour, aucune clause miroir ou norme de réciprocité. « Près d’une trentaine de substances actives dans les pesticides utilisés au Brésil sont interdites dans l’UE et au moins une dizaine de ces substances, parfois jamais autorisées chez nous du fait de leur toxicité, sont utilisées pour la culture de la canne à sucre. Et les récentes autorisations brésiliennes ont accentué cette tendance » explique Elisabeth Lacoste. Par ailleurs, un rapport d’Interbev de l’Institut Veblen et de la Fondation pour la Nature et l’homme affirme que « l’UE continue d’exporter des substances actives utilisées pour des pesticides dont elle a interdit l’usage dans l’UE et l’accord devrait encore stimuler les échanges dans ce domaine ». La directrice de la CIBE précise qu’à cela s’ajoute une divergence considérable par rapport au principe de précaution et à l’innovation : l’utilisation d’OGM n’est pas encadrée, et est courante en maïs, soja, mais aussi en canne à sucre au Brésil. « Cela nous place dans une situation de déséquilibre considérable et grandissante », alerte-t-elle. Il faut aussi rappeler que le sucre s’est vu exclu par la Commission européenne, du règlement sur la déforestation importée, malgré les demandes de la CIBE.
Mais, « au-delà des chiffres, c’est l’incohérence, voire la schizophrénie entre les normes qu’on impose aux agriculteurs européens, d’une part, et le laxisme dont l’Europe fait preuve quand aux conditions de production des denrées importées de ces 4 pays, d’autre part, qui est révoltante. C’est un accord injurieux pour la filière sucrière et pour nos agriculteurs », se désole Timothé Masson.
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Le sucre exclu du règlement sur la déforestation importée
Présidée par l’économiste de l’environnement Stefan Ambec, la commission d’expert, missionnée par le premier ministre de l’époque, Jean Castex, pour analyser l’impact de l’accord sur le développement durable, prévoyait dans son rapport que le Mercosur pourrait augmenter la déforestation de 5 à 25 % par an au cours des six premières années. « Mais cette estimation ne prend pas en compte les surfaces supplémentaires des cultures nécessaires pour l’alimentation de la viande bovine ni par ailleurs de la volaille et, éventuellement (de manière spécifiquement indirecte pour cette dernière) de la canne à sucre », estime Interbev. Il faut rappeler que le sucre s’est vu exclu, par la Commission européenne, du règlement sur la déforestation importée, malgré les demandes CIBE. Selon un rapport de l’ONG WWF publié en avril 2021, le sucre fait pourtant partie des 10 produits les plus liés à la déforestation dans le monde.
On peut cependant nuancer les pratiques des pays du Mercosur en rappelant quand même qu’ils sont très avance dans l’agriculture de conservation des sols.
Et l’humain dans tout cela?
Le volet social et humain est aussi à prendre en compte. À titre d’exemple, selon le ministère brésilien du travail, 212 ouvriers agricoles qui travaillaient chez des producteurs d’alcool et de canne à sucre brésiliens dans des conditions « similaires à l’esclavage », ont été libérés le 17 mars 2023 par des inspecteurs de ce même ministère. Cette intervention porte à 890 le nombre de travailleurs maintenus dans des conditions indignes libérées depuis le début de 2023.
La France s’oppose au projet
« Un accord avec les pays latino-américains n’est pas possible s’ils ne respectent pas comme nous les accords de Paris, et s’ils ne respectent pas les contraintes environnementales et sanitaires que nous imposons à nos producteurs », a déclaré Emmanuel Macron au Salon de l’agriculture, le 25 février dernier. Oralement, les députés français, dans leur écrasante majorité s’opposent au texte en l’état. Le 14 mars, à l’initiative notament de François Ruffin, député LFI de la Somme, et d’Interbev, des députés de presque tous les groupes politiques ont présenté une proposition de résolution commune « invitant le gouvernement » à refuser l’accord en l’absence de clauses pour les produits les plus sensibles sur le plan écologique. « Cette PPR est une réponse à une décision qui présenterait un risque immense pour les agriculteurs français et signerait la disparition de la souveraineté alimentaire française », explique Julien Dive, député de l’Aisne (LR) et signataire du texte. « L’accord prévoit des mesures d’allègement des contrôles sanitaires, cela en dépit des scandales à répétition qui ont secoué le Brésil et, par ailleurs, mis en lumière un système de contrôle corrompu. Pour toutes ces raisons, il faut un rejet ferme et définitif de toute ratification ainsi que des mesures pour préserver plus que jamais le système de production français », ajoute-t-il. À ce jour, la proposition n’a pas encore été officiellement déposée. Le Rassemblement National, qui avait été exclu de l’initiative transpartisane, est aussi très clair sur le sujet : « Nous, on est forcément contre cet accord en l’état puisqu’il met en péril nos agriculteurs et notre souveraineté alimentaire. De toute façon, le RN milite pour que l’agriculture sorte des accords de libre-échange », affirme Yaël Menache, députée RN de la Somme.
À noter que si des clauses miroirs étaient acceptées par les 4 pays concernés, elles ne concerneraient que les contingents prévus par l’accord mais pas l’ensemble des importations.
La France n’est pas seule au sein de l’Union
Par ailleurs, les Pays-Bas, pourtant connus pour leur appétence au commerce, se sont opposés à l’accord. Selon le média Européen Euractiv, M. Totschnig, le ministre de l’agriculture autrichien est du même avis : « Il n’y a toujours pas de réponses concrètes de la part de la Commission européenne sur les contrôles des importations ou les mesures de protection contre les distorsions de la concurrence. Il n’y a pas non plus d’étiquetage complet de l’origine européenne », a-t-il déclaré le 20 mars dernier, indiquant clairement que l’Autriche rejette l’accord. Et selon Elisabeth Lacoste, « une dizaine de ministres agricoles de l’UE auraient exprimé des réserves au cours de ce Conseil de mars. Mais l’expérience montre qu’ils ne sont pas toujours suivis par leurs homologues au commerce. Par ailleurs, le nouveau contexte pousse certains États membres à sécuriser et développer leurs échanges commerciaux, comme le montrent les récents déplacements de plusieurs ministres allemands au Brésil. »
Un instrument additionel non contraignant
Pour tenter de contenter l’opposition grandissante, la Commission travaille à l’ajout d’un avenant au texte initial sur l’environnement et le climat. Il n’a officiellement pas été rendu public mais l’ONG Friends of Earth l’a diffusé sur internet en estimant qu’il ne s’agit que de green washing : « aucunes nouvelles mesures en termes de déforestation, de lutte contre le changement climatique ou contre la violation des droits de l’homme ou du bien-être animal », selon l’ONG. Et ni mécanisme de sanction en cas de non-respect, ni mesures miroirs…
Pourquoi la Commission semble-t-elle donc si réticente à inclure des clauses miroirs dans cet accord ? Peut-être est-ce parce qu’elle craint que les Sud-Américains les considèrent déconnectés du réel. Et s’ils avaient une autre vision de la souveraineté alimentaire et du principe de précaution ?
Afin d’éviter le véto d’un des 27 parlements nationaux, la commission a la possibilité de séparer la partie commerciale du reste de l’accord, notamment le volet de coopération politique. Ainsi, l’approbation de la majorité des États membres et celle du parlement de Bruxelles seraient suffisantes à la ratification de cette partie commerciale. Les organisations agricoles européennes se sont fortement élevées contre cette velléité.