« On ne proposera pas une troisième année de dérogation sur l’enrobage des semences de betterave aux néonicotinoïdes, c’est terminé », a déclaré le ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, Marc Fesneau, lors d’un point avec la presse le 23 janvier, juste après avoir tenu une réunion d’urgence avec les professionnels de la filière betterave.

La France va respecter l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), rendu le 19 janvier, et renonce donc à accorder une nouvelle dérogation pour 2023. « La décision de la Cour de Justice n’est pas susceptible de recours et vient impacter l’ensemble de notre stratégie de trois ans de sortie des néonicotinoïdes », a regretté Marc Fesneau.

Alors que la 3e dérogation était sur les rails et que le plan national de recherche et d’innovation (PNRI) montait en puissance pour trouver des alternatives aux néonicotinoïdes, la décision de la CJUE met en danger toute la filière et ses 45 000 emplois.

Comment en est-on arrivés là ? En fait, il s’agit de l’aboutissement d’une procédure engagée auprès de la CJUE par le Conseil d’État belge, à la suite d’un recours de deux associations « de lutte contre les pesticides et de promotion de la biodiversité » ainsi que d’un apiculteur. La Belgique avait attribué des dérogations d’utilisation de néonicotinoïdes en 2018, en invoquant le régime dérogatoire et temporaire inscrit à l’article 53, paragraphe 1, du règlement européen n°1107/2009.

Il serait cependant injuste de faire porter le chapeau à quelques juges de la CJUE. Car, fondamentalement, ce naufrage est le fruit d’une addition de décisions dogmatiques et de politiques européennes privilégiant l’environnement et la biodiversité au détriment de notre souveraité alimentaire depuis plusieurs années.

Toujours est-il que l’arrêt de la Cour de Justice européenne a un effet immédiat et rétroactif dans toute l’Europe. Il n’y a donc aucun recours possible ! À 40 jours des premiers semis, l’impasse est totale, alors que le risque pucerons et jaunisse est bien réel, en raison d’un début d’hiver relativement doux.

Distorsion de concurrence

Alors que faire ? Les solutions alternatives du Plan national de recherche et d’innovation (PNRI) n’étant pas encore assez efficaces, il ne reste que quelques solutions de traitement chimique par pulvérisation. Sauf que, mis à part le Teppeki et le Movento dont l’efficacité a démontré ses limites en 2020, il n’y a que deux autres produits dont les dossiers d’homologation sont en cours de traitement (Minecto Gold et Axalion), mais qui ne pourront pas être autorisés avant 2024.

Il reste bien un néonicotinoïde qui n’est pas concerné par l’arrêt de la CJUE car encore autorisé en Europe et utilisé en traitement foliaire – l’acétamipride – mais il est interdit en France par la loi biodiversité de 2016, alors que d’autres pays européens pourraient l’utiliser, comme ce fut le cas en Allemagne en 2022. Il s’agirait alors clairement d’une distorsion de concurrence avec notre principal concurrent sur le sucre de betterave !

Potentiellement, il pourrait y avoir aussi des distorsions de concurrence avec huit autres pays qui avaient déjà accordé une dérogation en traitement de semences pour 2023 : la République tchèque, l’Espagne, la Croatie, la Hongrie, la Roumanie, la Lituanie, la Slovaquie et la Finlande. Marc Fesneau a indiqué qu’il ferait le nécessaire pour que cette interdiction s’applique partout dans l’Union européenne « afin d’éviter toute distorsion préjudiciable à la filière française ». Par ailleurs, la France doit déclencher une clause de sauvegarde auprès de la Commission européenne afin de s’assurer que le sucre et l’éthanol issus de cultures traitées avec des molécules interdites en Europe ne puissent pas être importés.

Compensation intégrale des pertes

Le Gouvernement veut tourner la page des néonicotinoïdes, mais il a conscience que la filière est toujours en danger. Il compte donc sur la recherche d’alternatives étudiées par le PNRI. Mais en attendant que ces nouvelles techniques soient complètement efficaces, le ministère promet la mise en place d’un « accompagnement financier pour soutenir les planteurs, mobilisable en cas de pertes de rendements liés à la jaunisse ». Cette compensation intégrale des pertes, dont les éléments techniques seront définis dans les jours qui viennent, devrait sécuriser les planteurs et les industriels avant les semis de betteraves. « C’est un dispositif qui sera travaillé avec la filière », a indiqué Marc Fesneau.

« Un planteur souhaite être rémunéré pour son travail. Dans ce cas exceptionnel, en l’absence de solutions techniques efficaces et sans aucune autre option aujourd’hui, il doit avoir l’assurance d’une compensation financière de l’intégralité des pertes qui seraient dues à la jaunisse, sans franchise, ni plafonnement », a déclaré Franck Sander à l’issue de son élection, le 26 janvier (voir page 4).

Les planteurs touchés par la jaunisse en 2020 ont été échaudés par les conditions d’indemnisation des pertes : les modalités prévoyaient le déclenchement d’une indemnisation pour des pertes supérieures à 30 % du rendement historique pour les exploitations bénéficiant d’une assurance multirisque climatique (MRC) et 35 % pour les exploitations non assurées. Des indemnisations qui étaient de plus soumises au plafond de minimis (maximum 20 000 euros sur 3 ans).

Sécuriser les planteurs avant les semis

« En 2020, la jaunisse de la betterave a occasionné 200 millions d’euros de pertes, indemnisées à 10 %… », a rappelé le 25 janvier le sénateur de Seine-et-Marne Pierre Cuypers (LR) devant le ministre de l’Agriculture. Interpellé également à l’Assemblée par Lise Magnier (Marne, Horizons), Michelle Peyron (Seine-et-Marne, Renaissance) et Julien Dive (Aisne, LR), le 24 janvier, Marc Fesneau a confirmé « un plan d’accompagnent sur 2023 qui puisse couvrir intégralement le risque de perte de récolte sur la jaunisse ».

La CGB imagine un fonds qui serait utilisé seulement en cas de pertes de rendement dues à la jaunisse. Ce schéma d’indemnisation devra être construit très rapidement pour sécuriser les planteurs avant les semis. « J’appelle les planteurs à attendre le plan d’accompagnement du gouvernement avant de prendre des décisions hâtives pour leurs assolements et à faire leurs choix en connaissance de cause. Le gouvernement doit apporter rapidement un maximum de garanties aux betteraviers afin de passer le cap de 2023 et au-delà », a insisté le président de la CGB.

Les industriels s’inquiètent également pour leurs usines en cas de baisse importantes des surfaces et des rendements. Des filières liées à la betterave, comme le bioéthanol et la luzerne pourraient subir, à court terme, des répercussions tout aussi majeures. Si la culture de la betterave sucrière devait régresser, c’est aussi la diversité des assolements qui serait atteinte et la capacité des agriculteurs à remplir leurs obligations.

L’enjeu est donc de préserver les surfaces, les usines et la souveraineté alimentaire française. Les élus de la CGB appellent donc toute la filière betterave sucre à manifester début février à Paris.

> À lire aussi : Franck Sander, réélu président de la CGB (30/01/2023)

> À lire aussi : Cristal Union relève son objectif de prix de betteraves à 45 €/t (27/01/2023)

> À lire aussi : Un betteravier apiculteur parle de la crise apicole (26/01/2023)

PHOTO

Le monde de la betterave est sous le choc : les interventions des planteurs se sont multipliées dans les médias.

Quels produits pourraient être disponibles ?

Pour 2023 :

– Flonicamide (Teppeki) : homologué à 1 passage,

– Spirotétramate (Movento) : demande de dérogation en cours pour 2 passages.

Deux pistes sont identifiées par l’ITB et le ministère de l’Agriculture pour 2024 :

– Cyantraniliprole (Minecto Gold) : efficacité sur puceron vert à mieux expertiser au regard du prix élevé du produit,

– Dimpropyridaz (Axalion) : dossier d’homologation en cours d’instruction au niveau européen, objectif qu’il soit utilisable en France en 2024.

Comment fonctionne la Cour de Justice de l’Union européenne ?

La cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est l’autorité judiciaire de l’UE. Elle a été créée en 1952, et siège au Luxembourg. La CJUE se compose de 27 juges, soit un par État membre, et 11 avocats généraux, nommés d’un commun accord par les 27, pour six années renouvelables. Les juges désignent parmi eux un président, pour un mandat de trois ans renouvelables. La CJUE veille, en collaboration avec les juridictions des États membres, à l’application et à l’interprétation uniforme du droit de l’Union. Elle tranche les litiges relatifs à l’application du droit de l’UE entre les 27. Par exemple, si une juridiction a un doute à propos de l’interprétation ou de la validité d’un texte législatif européen, voire sa compatibilité avec une loi nationale, elle peut se tourner vers la Cour.

Il n’existe aucun recours contre les arrêts rendus par la Cour. Ces arrêts lient de la même manière les autres juridictions nationales qui seraient saisies d’un problème identique.

L. V.