Comment en êtes-vous venues à parler d’agriculture ?
Emmanuelle Ducros : j’ai eu des grands-parents agriculteurs, mais ils ont arrêté leur activité quand j’avais 6 ans, donc je ne me souviens de rien. Quand je suis arrivée à l’Opinion, on m’a demandé de m’occuper des sujets agricoles. Et comme je ne les connaissais pas du tout, j’ai adopté une approche très factuelle.
Géraldine Woessner : j’ai grandi dans la campagne profonde, et le monde agricole m’a toujours été familier. À Europe 1, il y a quelques années, je me suis penchée sur le fact-checking. Je me suis intéressée à l’éventuelle présence de résidus de pesticides dans un bol de céréales, ce qui m’a amenée à me plonger dans des études scientifiques. Alors que ce travail aurait pu être réglé en quelques jours, j’y ai consacré un mois afin d’aller au fond des choses et je me suis rendu compte qu’on racontait n’importe quoi à ce sujet.
Que pensez-vous de l’agriculture française ?
ED : elle figure parmi les meilleures du monde et est bien méprisée parmi ceux qui en bénéficient. Il n’y a pas beaucoup de secteurs en France qui ont autant innové et évolué que l’agriculture. Malheureusement, les consommateurs ont beaucoup d’idées fausses.
GW : il n’y a pas un pays au monde plus vertueux que le nôtre. Depuis 20 ans, on se saborde, on détruit la filière agricole. À quel moment va-t-on prendre conscience que nous sommes déjà au top ?
Que représente pour vous le métier de journaliste ?
GW : le rôle du journaliste est d’aller à la source de l’information pour vérifier sa véracité. Il faut se plonger dans les études scientifiques et ne pas se limiter à ce qu’on peut en dire. C’est une vraie discipline. Mais j’aime beaucoup les sujets complexes. J’aime rendre sexys et intelligibles les sujets pénibles et compliqués. On doit travailler pour que les gens votent en conscience, dans un monde où la manipulation est omniprésente. Je suis passionnée par mon métier.
ED : notre métier est aussi d’apporter de la nuance. Mais journalistiquement, c’est un exercice difficile. Ce n’est pas noir ou blanc. Il faut remettre de la raison pour que les gens puissent choisir, sachant qu’il n’y a pas de choix parfait. Pour ma part, si je m’en tiens aux communiqués de presse, j’ai l’impression d’avoir raté mon travail. Heureusement, nos rédactions nous laissent du temps pour creuser les sujets en profondeur.
Avez-vous l’impression de prendre la défense du monde agricole ?
GW : oui, malgré moi. Mais ce n’était pas du tout mon but. C’est un secteur qui est très mal couvert médiatiquement. Et je ressens une attente chez les agriculteurs que la réalité de leur travail soit connue de tous. Mais en aucun cas, je ne suis le porte-étendard de qui que ce soit.
ED : oui et non. Oui par la force des choses. Mais je ne suis l’ambassadrice de personne. Je n’écris que pour mes lecteurs afin qu’ils puissent voter en conscience. C’est mon leitmotiv.
Avez-vous déjà eu des menaces suites à vos prises de position ?
ED : oui, j’ai même déjà dû porter plainte pour menace et usurpation d’identité. Des gens voulaient prouver que j’étais financée par l’agrochimie. Mais les menaces m’ont confortée dans mon chemin.
GW : oui, j’ai déjà reçu des mots menaçants dans ma boîte aux lettres. Certains journalistes du Monde m’ont aussi attaquée. C’était très violent. D’autres journalistes ont fait des enquêtes sur moi. Dans nos études de journaliste, on n’est pas formées à cela. J’ai eu peur pour mes enfants. Mais heureusement, nous avons chacune des rédactions qui nous soutiennent.
Que pensez-vous des exigences de la société en matière d’alimentation ?
ED : les exigences alimentaires de la société sont importantes mais il faut avoir en tête ce qu’elles représentent en amont, comme travail et comme coût. On a des exigences qu’on ne veut pas payer. C’est comme si on forçait l’agriculture à courir deux lièvres à la fois : la qualité et le prix.
GW : l’angoisse de l’homme occidental trop nourri le pousse à pinailler sur des détails, et à développer un désir de pureté quasi religieux. Mais la pureté absolue n’a jamais donné quelque chose de bon. Les gens n’ont aucune connaissance en toxicologie. Les Français ont plus peur des micro traces de pesticides dans la nourriture que de l’alcool ou du tabac. Certains pensent qu’il est plus dangereux de manger une pomme non bio que de boire un verre de vin. C’est une inversion des valeurs. C’est de la folie ! Les ventes de bio n’ont d’ailleurs décollé qu’à partir du moment où on a fait peur aux gens pour leur santé. L’alimentation devient aussi une forme de distinction sociale, surtout dans les banlieues bourgeoises. Par ailleurs, nos concitoyens ne sont pas assez formés pour résister à la manipulation des lobbies.
Quels conseils donneriez-vous à la profession agricole pour mieux communiquer ?
ED : parler, parler, parler. C’est très bien qu’il existe une association comme FranceAgriTwittos qui communique positivement sur l’agriculture. C’est aussi fort appréciable que certains agriculteurs aillent sur les plateaux télé pour expliquer leur métier et leurs problématiques. La vente en circuit court représente également un atout non négligeable en matière de communication. Elle permet de recréer le lien entre l’agriculture et le citoyen. Elle rend les choses plus réelles et moins effrayantes. Il faut saisir toutes les occasions de parler aux citoyens. Ils ne sont pas forcément de mauvaise volonté ni agressifs. C’est juste qu’ils ne savent pas. Certes, il y a toute une frange de militants anti-agriculture auxquels il ne sert à rien de parler. C’est perdu d’avance. Mais il y a tous les autres citoyens qui n’ont pas forcément d’avis tranché.
GW : l’ouverture aux autres me paraît fondamentale. Je sais que c’est difficile, car le temps est une denrée rare. Mais un enfant ou un adolescent qui a visité une ferme, approché la complexité et la technicité du métier, ne pourra plus avoir ce regard misérabiliste et dépassé que trop de Français portent encore sur l’agriculture, parce qu’ils la perçoivent au travers de clichés du siècle dernier. Je pense que les agriculteurs, quelque part, doivent cesser de s’excuser d’exister et affirmer leur passion et leur fierté. Les sentiments positifs comme la joie et l’amour de son métier sont communicatifs, vous savez ?
Que pensez-vous du rapport entre la société, surtout la société urbanisée, et la nature, l’agriculture et l’écologie ?
ED : c’est un lien qui s’est distendu car les agriculteurs ne représentent plus que 2 % de la population. Ils peuvent donc moins communiquer. Il y a par exemple moins d’agriculteurs dans les conseils municipaux. Et l’écologie politique est déconnectée du cycle de vie des plantes, de la nature. Les gens sont plein de bonne volonté mais on abuse d’eux en refusant de leur faire comprendre que c’est complexe. C’est facile de faire gober des bêtises à ceux qui n’ont pas les connaissances nécessaires.
GW : la société a une vision passéiste et fantasmée de l’agriculture, comme elle était au 19 ème siècle. Elle est totalement déconnectée du réel. Elle a aussi une approche simpliste et très politisée. La plupart des Français n’ont malheureusement aucune idée des quantités et des proportions. Ils ne se représentent pas les millions de volailles que l’on mange. La nature est perçue comme fondamentalement bonne, ce qui n’est pas le cas. Les gens pensent qu’il faut qu’on écarte la nature de l’homme qui serait un nuisible. C’est un anti-humanisme.
Que pensez-vous de la stratégie Farm-to-Fork développée par l’Union européenne ?
ED : c’est un programme élaboré dans des bureaux à Bruxelles sans se préoccuper de comment on le mettrait en application ni de ses conséquences. On ne s’est jamais donné les outils (technologiques par exemple) d’y arriver. Ce n’est ni fait ni à faire.
GW : elle est absurde. Je pensais qu’avec la crise de la covid et de la guerre en Ukraine, on allait revenir dessus. Je pensais que les politiques allaient comprendre qu’on est dans un monde en plein bouleversement climatique et que la raison allait l’emporter. Il n’est pas envisageable de réduire les rendements. Ça me semble un caprice, une folie ! Les politiques reproduisent exactement les erreurs qu’ils ont faites pour l’énergie.
Que pensez-vous des précédents gouvernements en matière agricole ?
ED : les ministres de l’agriculture gèrent des crises au jour le jour mais ils n’ont pas de vision à long terme. Ils sont très court-termistes. Par ailleurs, on peut observer un délaissement de l’agriculture, analogiquement à ce qui se passe pour l’énergie. On peut signaler quand même le travail de Julien Denormandie qui a vraiment surnagé. Il a dénoté dans le paysage.
GW : le court-termisme est lié au régime politique. L’échéance des élections revient tous les 5 ans. C’est le régime qui veut ça. On n’est pas la Chine (et heureusement, par ailleurs) qui a une vision de l’agriculture à 40 ans. Remettre un peu de long terme, c’est le travail des médias.
Que pensez-vous des OGM ?
ED : au début, j’étais plutôt contre. Mais je me suis rendu compte qu’on ne me racontait pas la vérité. Par exemple, on raconte que les OGM sont stériles, que les agriculteurs sont obligés de racheter des semences tous les ans ou que ces plantes donnent des cancers, ce qui est faux. J’ai dû travailler contre moi-même car ce que je découvrais allait à l’encontre de ma pensée. C’était un peu douloureux. J’ai vécu une grande solitude et traversé beaucoup de doute. J’ai été accusée d’être vendue à l’agrochimie. Mais je ne suis pas non plus intrinsèquement pour les OGM. C’est une technique qui doit être évaluée avec une rigueur scientifique et discernée au cas par cas.
GW : il y a un consensus scientifique sur le sujet qui dit que les OGM ne sont dangereux ni pour la santé, ni pour l’environnement. Cela fait 40 ans qu’on en consomme, comme le soja importé. Nous ne sommes pas malades pour autant. L’Europe, qui avait l’argent et les compétences pour les développer, se prive de cette technologie. Les OGM, c’est aussi l’histoire du manque de courage et de la lâcheté de nos gouvernants. Même si la majorité des ministres ignorent tout de ce sujet, certains m’ont déjà confié que, pour eux, le sujet était perdu d’avance, qu’ils ne se battraient pas pour, mais qu’ils mettaient leur espoir dans les NBT. Mais souvent, ce n’est pas les OGM que l’on rejette, c’est le modèle économique qu’il y a derrière. Mais moi, je dis aux gens de gauche que, s’ils sont en désaccord avec ce modèle, ils n’ont qu’à changer la réglementation sur les brevets. Après, je ne suis pas pour des OGM partout. Je ne dis pas que les OGM n’ont pas de défaut. Il faut étudier au cas par cas. Mais ça peut rendre de précieux services.
Que pensez-vous de la situation de la culture de la betterave, avec la disparition programmée des néonicotinoïdes?
GW : les néonicotinoïdes sont toxiques pour les insectes, et il est pertinent de chercher à s’en passer. Mais ils ne mettent pas la santé des gens en péril – on commercialise toujours, d’ailleurs, des colliers anti-puces pour les animaux domestiques bourrés de néonicotinoïdes.
C’est tellement symptomatique de notre temps, qui voit prendre des décisions sans que les conséquences soient évaluées. On va faire disparaître une culture et on importera le sucre depuis l’étranger. On a eu de la chance d’avoir un ministre qui connaissait un peu ce sujet. C’est le premier homme politique que je vois qui comprend l’ensemble de la chaîne de production. Les betteraviers ont été assez puissants pour se structurer mais ce n’est pas le cas de toutes les filières. C’est là que les NBT vont peut-être pouvoir apporter des solutions.
ED : vouloir interdire les néonicotinoïdes, tout en remplaçant la production nationale de sucre par des importations en provenance du Brésil, est une hypocrisie. Il faut que l’agriculture produise pour tous les marchés nationaux pour lesquels c’est possible en priorité.
Que pensez-vous de la façon dont on gère le commerce international et les traités de libre-échange?
ED : importer ce que l’on ne veut pas produire chez nous, c’est une mauvaise solution. Ce n’est pas acceptable de dire qu’une partie de la population mangera des produits d’importation. Mais il ne faut pas non plus renoncer à l’échange ni avoir une attitude sectaire.
GW : très souvent, l’agriculture a servi de variable d’ajustement dans les traités commerciaux. On a un peu sacrifié le volet agricole. L’Europe défend mal son agriculture. Quand les préoccupations environnementales ont pris la préséance sur les préoccupations économiques. À un moment, ça se paie. On ne peut pas se satisfaire d’avoir une production qui baisse et des importations qui augmentent. Tout ça pour coller un temps politique court. C’est le cas des néonicotinoïdes. Pourquoi fixer un délai si court à la recherche, surtout si on n’a pas le droit d’utiliser les NBT ?
Que pensez-vous de la réglementation qui entoure l’activité agricole?
ED : la charge réglementaire et le nombre de contrôles sont délirants. Les agriculteurs doivent remplir 15 fois les mêmes déclarations. Il faut un temps plein pour gérer ça. On passe son temps à se tirer des balles dans le pied. Il faut absolument simplifier les procédures.
GW : le poids que l’on met sur les épaules des agriculteurs est terrifiant. Certains agriculteurs m’ont montré la somme des normes. Je trouve ça renversant. Il ne faut pas s’étonner que les agriculteurs s’épuisent mentalement. Ça devrait nous scandaliser et nous conduire à les soutenir.
Que pensez-vous de l’agriculture biologique ?
ED : l’agriculture biologique est intéressante car elle tire l’ensemble de l’agriculture vers le haut. Mais on oublie que certains citoyens ne peuvent pas se permettre d’augmenter leur budget alimentation. Il y a un problème de responsabilité nationale ! Et avoir un pays qui ne peut pas nourrir toute sa population, ça me met beaucoup en colère.
Comment percevez-vous la façon dont est traitée l’agriculture par les autres médias ?
GW : certains médias, rares heureusement, font du journalisme militant. Ce n’est d’ailleurs pas du journalisme. Mais le monde médiatique est confronté à un autre problème. Avec la multiplication des supports, il y a la pression du scoop. Tous les 15 jours, il devrait y avoir la révélation d’un scandale. Mais ça n’existe pas dans la vie réelle. Pour ma part, j’adorerais révéler un nouveau scandale dans chacun de mes papiers, mais ce n’est pas possible. L’affaire du chlordécone par exemple, est un vrai scandale. Mais elle passe inaperçue dans la masse des pseudo-scandales. Du coup, on les fabrique. Et pour trouver ces affaires, les journalistes militants se fournissent auprès d’ONG. Génération future est le plus grand fournisseur de scoops de ces journalistes. En prétendant lutter contre certains lobbys (qui existent), on tombe dans les bras d’autres lobbys.