Gaz, engrais, transport… Les filières agricoles sont confrontées à une succession de hausses sans précédent de leurs coûts de production. Le secteur de la betterave-sucre se retrouve particulièrement touché, sur toute la chaîne de valeur : de la production betteravière à la transformation dans les sucreries, en passant par le transport des betteraves.
« Nous avons assisté à une flambée du cours du gaz en Europe de 331 % en un an sur le marché du TTF. La situation est plus marquée dans l’Union que dans le reste du monde, à cause des choix d’approvisionnement qui ont été faits », explique Isaure Perrot, analyste et consultante chez Agritel. Cette augmentation a directement entraîné celle des engrais. Le coût de fabrication de l’ammoniac, qui va servir à produire l’urée, la solution azotée et l’ammonitrate, est lié à 80 % à celui du gaz. Le cours de la solution azotée FOT Rouen a ainsi doublé en moins de six mois, passant de 300 €/t en septembre à plus de 600 aujourd’hui.
Mais comment en est-on arrivé là ? « Jusqu’à présent, l’Europe s’approvisionnait essentiellement avec des contrats de long terme, mais elle a décidé de passer davantage sur le marché spot qui apparaissait plus intéressant, rappelle Isaure Perrot. Cependant, l’augmentation de la demande et les tensions politiques avec la Russie ont fait flamber les prix ». Le renchérissement du prix du gaz a provoqué la fermeture de certaines usines d’engrais en Europe, devenues non compétitives, entraînant un manque de disponibilité et accentuant encore l’augmentation des cours.
Une augmentation de près de 2 €/t
Premières concernées par la hausse des tarifs dans la chaîne de production : les exploitations betteravières. Le prix de la solution azotée (SA) 39/0/0 est 3,3 fois plus élevé qu’il y a un an. Le prix est passé de 0,47 €/unité N (185 €/kg de SA) à environ 1,7€/unité N (620 €/kg de SA), selon l’Association sur la recherche technique betteravière (ARTB). « La hausse des tarifs des engrais va se faire sentir même si le besoin en azote est moindre que pour d’autres cultures : environ 220 kg N /ha. Mais au vu des reliquats dans le sol, l’apport moyen par an se stabilise autour de 100 à 110 kg N/ha », explique Sébastien Audren, en charge de l’économie agricole à l’ARTB. Selon lui, pour un apport de 100 unités/ha, la charge de l’apport azoté passe de 47 €/ha à 140 €/ha, soit une augmentation de près de 2 €/t de betteraves base 85t/ha.
La transformation est également touchée par le phénomène de flambée des prix. Le contexte avive la concurrence. Seuls certains sucriers ont accepté de nous répondre. « Le prix de l’énergie représente le premier poste de coût dans la fabrication du sucre, en dehors de la matière première », explique Olivier Leducq, directeur de Tereos Sucre Europe. Selon nos informations, de 20 % en moyenne, la part du gaz dans la production de sucre pourrait presque doubler. La hausse des tarifs du gaz devrait avoir un impact dès cette campagne, même si les sucriers s’étaient couverts en grande partie. En revanche, ils devraient être davantage concernés pour la campagne 2022-2023. « La jaunisse en 2020, qui avait entraîné un fort ralentissement de notre activité industrielle, nous avait conduits à être prudents sur la couverture de besoins en gaz », souligne Cyril Lesaffre, le président de la sucrerie Lesaffre. À cette hausse du gaz, s’ajoute aussi celle des transports, qui a fortement augmenté ces derniers mois, notamment à cause du diesel. Un renchérissement qui aura aussi des conséquences sur le coût d’achat des betteraves par les sucriers.
Réduire les consommations de gaz en usine
Dans ce contexte, les acteurs de la filière betterave-sucre essaient de s’adapter. Ils développent des solutions pour minimiser les effets de la flambée des coûts. En matière de fertilisation, l’ITB préconise d’adapter la dose et de réaliser un reliquat en sortie hiver pour obtenir la bonne dose à appliquer. « Pour un agriculteur qui achèterait aujourd’hui de l’engrais azoté pour la récolte 2022, il est important de d’abord fixer la marge en marquant des prix de vente physique. Pour la récolte 2023, nous conseillons de fractionner les achats pour diminuer le risque de prix », affirme Isaure Perrot chez Agritel.
Différentes solutions sont également déployées chez les industriels. « Nous n’allons pas rester stoïques à regarder les prix du gaz augmenter », insiste Olivier Leducq. Plusieurs leviers sont mis en œuvre pour améliorer le fonctionnement des opérations, travailler sur la productivité et faire évoluer le mix produit. « Les coûts de production de l’éthanol et de l’alcool sont particulièrement gourmands en énergie, en particulier pour l’étape de rectification. Nous avons arrêté certaines distilleries cet hiver, au plus haut de la consommation et des tarifs, et privilégié la production de sucre. Ces distilleries redémarreront au printemps », détaille Olivier Leducq. Pour la pulpe de betteraves, le surpressage a été privilégié dans certaines unités de déshydratation qui sont très énergivores.
Diversifier les sources d’énergie
Parallèlement à ces mesures de court terme, le groupe Tereos déploie des solutions à plus long terme. Le premier levier est d’optimiser la productivité avec des investissements ciblés pour baisser la consommation de gaz, par exemple sur les étapes d’évaporation et de cristallisation. Développer l’utilisation d’énergies alternatives au gaz est un second levier. « Il est possible que de nouvelles flambées des cours du gaz se produiront dans les années à venir. Les prix resteront durablement élevés du fait de la transition énergétique décidée par l’Europe », affirme Olivier Leducq. Les industriels devront investir pour développer des sources d’énergie alternatives au gaz, comme la biomasse. « Le projet de chaufferie Combustibles Solides de Récupération (CSR) à Origny visant à réduire de 40 % la consommation de gaz de l’usine est un bon exemple de la transition énergétique que nous réalisons. Mais cela suppose de lourds investissements. Les industriels ne pourront pas les assumer seuls », insiste le directeur de Tereos Sucre Europe. En Europe, d’autres stratégies sont déployées. « Dans certains pays comme en Allemagne, on assiste à un retour du fioul ou du charbon dans les sucreries. Une possibilité qui n’est pas offerte aux acteurs français et qui va créer des distorsions », regrette Cyril Lesaffre.
Enfin, l’autre levier va consister à augmenter les prix. « Toutes les mesures que nous avons entreprises n’empêcheront pas la hausse des prix de vente de nos produits finis. Nous le constatons déjà pour l’éthanol et nous pensons que l’alcool et le sucre suivront la même évolution » souhaite Olivier Leducq. « Nous serons obligés d’augmenter le prix du sucre. Les industriels ne pourront pas résister à une nouvelle crise. L’enjeu sera de couvrir la hausse des coûts de transformation, mais aussi des producteurs », prévient Cyril Lesaffre.
Les prix du gaz devraient rester à la hausse quelques mois encore. Les perspectives concernant les engrais sont plus encourageantes. « Nous observons une baisse des cours depuis décembre sur l’urée. La diminution de la demande internationale est une des raisons, l’Inde, principal acheteur mondial finalisant ses achats. L’urée pourrait continuer de baisser dans les prochains mois, entraînant dans son sillage l’ammonitrate et la solution azotée, même si les niveaux de prix devraient restés élevés. La baisse dépendra de l’évolution du prix du gaz et de celle de la demande », estime Isaure Perrot. De bonnes nouvelles attendues pour les agriculteurs. En attendant, les acteurs de la filière betterave-sucre devront faire le dos rond quelque temps encore.