Les betteraviers vont pouvoir bénéficier d’une nouvelle dérogation pour utiliser des semences traitées aux néonicotinoïdes (NNI) en 2022. Même si elle était très attendue par toute la filière betterave, cette possibilité n’était pas gagnée d’avance. La loi du 14 décembre 2020 « relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières » prévoit certes la possibilité d’autoriser temporairement l’utilisation de semences traitées avec des néonicotinoïdes jusqu’en 2023, mais le renouvellement annuel est soumis à un processus complexe avant que l’arrêté soit signé par les ministres de l’Agriculture et de la Transition écologique.
Cet arrêté a été proposé par le gouvernement après le feu vert donné par l’Anses et le Conseil de surveillance, qui se sont notamment appuyés sur des modèles météo prévoyant un hiver favorable au développement des pucerons verts, vecteurs de la jaunisse.
Par ailleurs, le Conseil de surveillance, présidé par le député de l’Aube Grégory Besson-Moreau (LREM), a émis un avis favorable, le 21 décembre, pour une dérogation nationale. « Certains participants au Conseil de surveillance ont souhaité limiter géographiquement la dérogation en introduisant une régionalisation. Mais les études menées par l’Inrae et l’ITB ont montré que ce n’est pas possible : si l’on regarde les données des 30 dernières années en terme de jaunisse, il n’y a aucun territoire qui n’ait un jour été touché », justifie Grégory Besson-Moreau.
Fortes contraintes sur les assolements
Le 13 janvier dernier (date de notre bouclage), l’arrêté autorisant les NNI pour les semis 2022 était soumis à la consultation publique jusqu’au 16 janvier. Après une petite semaine nécessaire pour analyser les remarques formulées par les internautes, le décret devrait être signé autour du 25 janvier. Les traitements et les enrobages des semences pourront alors débuter.
« Cette probable nouvelle dérogation vient récompenser un travail de fond et de crédibilité réalisé par la CGB et la filière sur un dossier particulièrement sensible auprès de l’opinion publique», déclare Pierre Rayé, directeur général de la CGB. Mais cette dérogation devrait être soumise à des contraintes de rotation proches de celles de 2021, ce que dénonce vivement la CGB qui estime que « toutes les données scientifiques produites au cours de l’année 2021 ont été insuffisamment prises en compte ». L’année dernière, des mesures d’atténuation étaient à l’étude, laissant aux planteurs l’espoir d’en bénéficier pour 2022. Malgré les demandes faites par la profession agricole, appuyées par des résultats scientifiques fournis par les instituts techniques, ces contraintes n’ont pas été allégées. Les mesures d’atténuation proposées auraient permis d’avancer le rang de certaines cultures dans les successions culturales (notamment le colza, la pomme de terre, le lin et maïs). Il faut cependant noter l’ajout de quelques cultures oubliées dans la dérogation de 2021 : il est désormais possible de semer du soja ou des haricots en année N+1, mais le sorgho est classé en N+3. Et la betterave (non traitée aux NNI) peut être cultivée en N+2.
Les pucerons annoncés en 2022
Les contraintes d’assolement vont surtout peser sur le maïs, les pommes de terre, le colza, le lin et le pois et certaines cultures légumières mélifères. Les successions culturales vont être complètement chamboulées et certains agriculteurs risquent de se trouver dans des impasses. Certains pourraient être amenés à faire un arbitrage en défaveur des surfaces de betteraves… Ou alors choisir de ne pas utiliser les néonicotinoïdes, ce qui serait un choix risqué. Car une fiche de prévisions climatiques saisonnières rédigée par l’Inrae, et annexée au projet d’arrêté, conclut à une probabilité de présence des pucerons.
L’institut de recherche publique écrit : « on ne peut pas raisonnablement écarter l’hypothèse selon laquelle il y aura en 2022 une occurrence de pucerons suffisamment précoce, susceptible d’engendrer une fréquence significative de viroses avec une incidence négative sur le rendement en sucre de la betterave, pour une part importante de la zone de culture de la betterave sucrière en France ». Les pucerons sont donc annoncés en 2022 !
Pour certains planteurs, le choix est cornélien. Faut-il privilégier la protection des betteraves par les néonicotinoïdes ou alors la rotation des cultures ? C’est le cas de Didier Cassemiche, betteravier dans l’Aisne : « Dans ma rotation, j’avais du colza en N+2 et de la betterave en N+4 ; je vais donc devoir tout décaler d’un an. Je vais réintroduire de l’escourgeon à la place du colza. Je suis en passe de raccourcir ma rotation, alors que j’avais tout fait pour la rallonger », se désole le planteur. La CGB organise un cycle de réunions de terrain au cours desquelles elle décrypte la pédagogie de ce nouveau cadre réglementaire dans la perspective des prochains semis.
Détruire les couverts avant floraison
Après une betterave traitée, on trouvera donc essentiellement une céréale, ce qui pourra induire une baisse du chiffre d’affaires par rapport à une culture à plus forte valeur ajoutée.
Et il faudra être attentif à détruire les couverts de crucifères avant leur floraison. Car le projet d’arrêté impose de « limiter l’implantation des cultures intermédiaires après la culture suivante à des cultures peu attractives pour les abeilles et les autres pollinisateurs, ou éviter les floraisons, ou recourir à une destruction avant floraison ».
Le projet de réglementation impose également des déflecteurs sur les semoirs pneumatiques pour éviter les émissions de poussières. Selon la CGB, les déflecteurs sur semoir sont inutiles. « Les études et les avis de l’Anses ont montré que, pour les graines de betteraves, enrobées et pelliculées, le risque poussières n’existe pas ». C’est pourquoi la CGB demande aux autorités de modifier l’arrêté avant sa parution au Journal officiel.
Malgré toutes ces contraintes, un peu plus de 80 % des semences (contre 90 % l’année dernière) devraient être vendues avec des traitements néonicotinoïdes.
Les contraintes s’additionnent pour les cultures qui ne peuvent revenir que deux ou trois ans après une betterave traitée aux néonicotinoïdes.
En Normandie, « certains agriculteurs préfèrent prendre un risque sur la betterave et privilégient le lin, d’autant que la récolte 2021 n’a pas été bonne, constate Alexandre Métais, délégué régional de l’ITB. Les NNI restent la meilleure solution technico-économique : un traitement coûte 28 €/ha, contre 121 €/ha pour trois passages d’aphicides moins efficaces ».
Les contraintes touchent également les cultures intermédiaires. La moutarde, la phacélie et le radis sont en effet classés en N+3. « Il ne faut absolument pas qu’elles fleurissent, met en garde François Courtaux, délégué régional de l’ITB dans l’Aisne. C’est très compliqué, car il suffit d’une période de stress hydrique pour voir une moutarde, même tardive, fleurir. Il faudra la détruire au risque d’être hors-la-loi par rapport à la réglementation nitrates. Il faudra donc être très vigilant sur le choix des intercultures ».
Parfois, les planteurs prennent le risque de ne pas utiliser des NNI. C’est le cas d’Antoine Helleboid, betteravier et maraîcher dans le Pas-de-Calais : « Si je veux continuer les cultures de courgettes, je vais semer une parcelle de betteraves sans traitement Cruiser. Il y a deux ans, j’ai été un peu touché par la jaunisse, je vais donc prendre le risque. Mais je conserve la betterave car j’ai un rendement moyen de 105 t/ha sur les 5 dernières années. Les sélectionneurs devraient trouver des alternatives et je pense que l’on pourra trouver des plantes compagnes. Je le fais déjà pour les choux avec un mélange de fleurs qui attire la piéride, ce qui me permet de ne pas traiter ». Il n’y a plus qu’à espérer que les dégâts de jaunisse ne soient pas trop forts.
François Desprez, président de Florimond Desprez et de l’interprofession des semences Semae
Un arrêté fin janvier va poser des problèmes d’organisation
« Lorsque j’ai été reçu en audition par le Conseil de surveillance le 23 septembre, j’avais plaidé pour un arrêté de dérogation publié vers le 20 décembre au plus tard. Nous n’y sommes pas et l’attendons effectivement pour fin janvier. Cela va donc nous poser les mêmes problèmes d’organisation et les mêmes contraintes de délai pour le pelliculage, le conditionnement et la livraison des semences que lors de la campagne précédente, contraintes qui ont des conséquences en termes de coût de revient des semences. Nous avons naturellement tiré des enseignements de la saison 2021 pour préparer celle-ci et si l’arrêté sort effectivement fin janvier, tous les semenciers devraient collectivement être en mesure de livrer la grande majorité des semences dans un délai correspondant aux attentes des planteurs et aux contraintes de la distribution. Cela dépendra aussi de la date de démarrage des semis et de leur éventuel étalement du fait des conditions climatiques du printemps ».
Benoît Carton, directeur de la coopérative C-S2B
Certains planteurs choisissent des semences non traitées
« La dérogation à l’utilisation des NNI est indispensable pour les planteurs afin de pouvoir protéger efficacement leur culture contre les pucerons. Néanmoins, les contraintes en termes de successions culturales posent de réelles difficultés au niveau des exploitations présentant une diversification importante des cultures, notamment celles spécialisées en pommes de terre et en cultures légumières. Dans les régions où le lin est très présent, 25 % à 30 % des semences de betteraves vont être vendues en traitement Force 8 (sans NNI) et ce niveau pourra même monter davantage dans les bassins de production les plus importants ; l’enjeu étant de préserver leurs assolements. En revanche, dans les régions de grandes cultures à dominante céréales, les semences traitées aux NNI devraient encore atteindre près de 95 % à 100 %. Pour ces régions les plus touchées par la jaunisse en 2020, la dérogation NNI est même devenue un préalable à la poursuite de la culture de la betterave.
Avec un arrêté de dérogation qui sortirait au plus tôt autour du 25 janvier, le calendrier des livraisons des semences restera très serré. L’année dernière, la signature était certes intervenue plus tard, le 5 février, mais les conditions climatiques défavorables à des semis précoces avaient permis de réaliser les livraisons de semences sur l’ensemble du mois de mars ».