Les crédits carbone, tout le monde en parle : les politiques, les organisations professionnelles agricoles, les coopératives et le négoce, les grandes entreprises et des startups qui se saisissent de ce sujet et lancent des campagnes de communication.
Après l’élevage et l’arboriculture, la méthode label bas carbone dédiée aux systèmes de grandes cultures a été approuvée le 26 août dernier par les ministères de la transition écologique et de l’agriculture. Ce projet avait été confié aux instituts techniques, Arvalis, Terres Inovia, ITB et ARTB, avec l’appui du cabinet de conseil Agrosolutions, filiale d’InVivo. « Les porteurs de projets disposent enfin d’un guide robuste pour permettre aux producteurs de grandes cultures de produire des crédits carbone et de disposer ainsi d’une nouvelle perspective de valorisation de leurs efforts de transition », expliquent l’AGPB, l’AGPM, la CGB et la FOP dans un communiqué commun. Pour autant, les agriculteurs doivent-ils se lancer ?
Pour y voir plus clair, il faut d’abord faire un diagnostic permettant de calculer combien de crédit carbone on peut raisonnablement obtenir, et surtout quels investissements sont nécessaires pour financer sa transition énergétique.
Comment produire des crédits carbone ?
« Tout commence par un diagnostic de l’exploitation qui va mesurer la quantité de gaz à effet de serre émis (GES : CO2, N2O et méthane) et la quantité de carbone stockée dans le sol sur les trois dernières campagnes », explique Edouard Lanckriet, responsable de l’innovation et de la transition bas-carbone chez Agrosolutions. « Ce diagnostic est réalisé par les conseillers avec l’outil Carbon Extract ».
On peut choisir deux voies pour mesurer la performance d’une exploitation et calculer la rémunération associée aux crédits carbone générés. La voie qui devrait être la plus choisie porte sur les changements de pratiques par rapport à un état initial. En revanche, si l’agriculteur est plus performant que la moyenne, il peut maintenir ses pratiques, qui seront traduites en crédits carbone. C’est une manière de rémunérer les efforts déjà accomplis.
Pour aller plus loin, on peut simuler les changements de pratiques pour mesurer les impacts sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) et le stockage de carbone dans le sol. L’outil Carbon Extract traduit les efforts réalisés en crédit carbone qui pourront être vendus.
Le principal levier pour générer des crédits est de réduire les émissions de gaz à effet de serre liées à la fertilisation (réductions de doses d’azote, utilisation de légumineuses fixatrices d’azote). Par exemple, 30 unités d’azote minéral permettent d’économiser 350 kg de CO2 équivalent.
Un autre levier est d’augmenter le stockage de carbone dans les sols (intercultures, apport de résidus de cultures, introduction de prairies temporaires) ou dans les haies. Une tonne de matière sèche supplémentaire d’intercultures par hectare permet d’économiser par exemple 680 kg de CO2 équivalent.
« Le simulateur Carbon Extract va intégrer dans quelques jours un module d’évaluation des coûts afin d’estimer les surcoûts induits par les changements de pratiques, qui sont modélisés », révèle Edouard Lanckriet, qui estime le surcoût moyen dû aux changements de pratique autour de 50 €/t par crédit carbone.
Comment accéder au marché carbone ?
La compensation volontaire entre un client et un fournisseur de crédit carbone peut se faire directement, ou par un intermédiaire qui vérifie les pratiques mises en place.
Beaucoup de produits sont sur le marché. Le dispositif label bas carbone du ministère de la transition écologique offre une fiabilité avec une méthode de calcul et de vérification des crédits reconnue, en assurant la labellisation des porteurs de projets et, une fois vérifiés, par un auditeur externe. C’est la voie choisie par MyEasyFarm, la startup spécialisée en agriculture de précision qui vient de lancer sa solution MyEasyCarbon qui « a été pensée pour enregistrer facilement les changements de pratiques culturales des agriculteurs, pour qu’un projet label bas carbone contribue à une rémunération complémentaire pour les agriculteurs, sans se transformer en usine à gaz », déclare Francois Thiérart, co-fondateur de MyEasyFarm.
Pour accéder à ce nouveau marché, l’agriculteur a intérêt à contacter un porteur de projet (une coopérative, un négociant ou une association). C’est lui qui va à la rencontre des acheteurs de crédits (il peut le faire en direct ou passer par des brookers, comme TerraTerre). Il va négocier les conditions de prix (le crédit généré après les 5 ans que dure le projet, les pratiques culturales, le préfinancement). Les crédits sont calculés sur une base réelle et les exploitations sont auditées par un certificateur indépendant. Pour la méthode « élevage » qui est déjà en place, les porteurs de projets sont des chambres d’agriculture, des centres d’études techniques agricoles (Ceta), des organismes de conseil, des organisations de producteurs (OP Danone Sud-Est, Association de Production Animale de L’Est) et des coopératives (Sodiaal, Sicarev).
Les acheteurs de crédit carbone sont des entreprises ou des collectivités qui souhaitent financer une compensation carbone à leurs activités et l’inclure dans leurs plans de RSE. Par exemple, La Poste et le groupe de luxe Kering achètent des crédits carbone de la filière élevage, via France Carbon Agri Association.
À côté du label bas carbone français, d’autres intervenants s’appuient sur des normes internationales, comme Soil Capital qui propose d’acheter des crédits carbone à un prix prédéfini de 27,5 €/t. La première saison a réuni 150 agriculteurs sur 35 000 hectares et la startup ouvre aujourd’hui son programme récompensant la séquestration du carbone à 1 000 agriculteurs. Soil Capital annonce vendre les certificats carbone à des multinationales comme ABInbev, L’Oréal Paris ou Cargill.
Quel prix pour les crédits vendus ?
Les prix des crédits vendus en 2020 en France sont en moyenne de 4,5€/ t eq CO2 (61% des crédits vendus sont liés à des activités de reforestation et 28% sont liés à l’énergie renouvelable). Le site info-compensation-carbone.com relève une forte différence de prix entre les projets domestiques (27 €/t) et ceux réalisés à l’international (entre 2 et 6,4 €/t).
Résultat : moins de 1% des crédits carbone achetés en France en 2020 ont soutenu des projets localisés en France !
Comment relocaliser la contractualisation carbone ? « Il faut apporter de la traçabilité et de la proximité aux financeurs de projets », répond Mathieu Toulemonde, directeur de TerraTerre. « En faisant visiter une ferme à côté de chez lui, on peut lui expliquer comment travaille l’agriculteur. Il faut beaucoup de pédagogie pour convaincre un acheteur de payer dix fois plus cher un projet en France que de planter des arbres au Malawi pour 3 à 4 €/t ».
Travailler en circuit court, c’est aussi le souhait d’Yves Langlois-Meurinne, agriculteur à Chevrières, et membre de l’association Performances Agroécologiques. « Notre objectif est de travailler sans les intermédiaires, qui prennent un pourcentage sur les crédits carbone vendus, et de privilégier le marché local. Le marché de gros rémunère la tonne de carbone environ 30 €/t, mais sur le marché local, avec des volumes plus limités et en racontant une belle histoire, on peut espérer la vendre plus cher. La communauté de Compiègne devrait nous mettre en lien avec les entreprises de la région, et on verra à quel prix celles-ci sont susceptibles de nous l’acheter. Je pense que ce ne sera pas la poule aux œufs d’or, mais la vente de crédit carbone viendra seulement conforter nos pratiques ».
Pour que cette stratégie de compensation carbone soit un succès et qu’elle puisse financer la transition énergétique des exploitations, il faudra que le carbone rémunère correctement les producteurs. Si cela ne semble pas toujours le cas aujourd’hui, cela pourrait vite changer avec l’augmentation du prix du carbone au fur et à mesure que toute l’économie compensera ses émissions de gaz à effet de serre. Et les grandes cultures ont une place à prendre sur ce marché encore en construction.
Il y a deux types de marchés, aujourd’hui complètement étanches, permettant de compenser le carbone en Europe :
- Le marché réglementé avec le système d’échange de quotas d’émissions (SEQE) de l’UE qui concerne environ 11 000 installations grandes consommatrices d’énergie.
- Le marché de la compensation volontaire, qui concerne les organisations publiques, les entreprises non soumises au SEQE et qui souhaitent compenser leurs émissions dans le cadre de leur plan responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Le label bas carbone intervient sur le marché volontaire, qui est non transférable et non échangeable, contrairement au SEQE.
Les premières simulations réalisées par le consortium CarbonThink (Terrasolis, Agrosultions, Planete A, I4CE et Inrae) montrent qu’il n’est pas si facile de générer des crédits carbone.
CarbonThink a testé le potentiel de dix exploitations de grandes cultures (dont sept fermes betteravières) à produire des crédits carbone. Résultat, elles sont capables de générer en moyenne 0,5 t/ha/an de crédit carbone. Rares sont celles qui ont la capacité de générer plus d’une tonne par hectare. Pour les dix fermes passées au crible, le coût de revient moyen d’un crédit carbone est de 50 €/t. Au prix actuel du carbone sur le marché (27 €/t), la rentabilité est donc loin d’être assurée ! « Nous allons travailler sur l’ajout d’une prime filière et de subventions publiques au crédit carbone », explique Etienne Lapierre, coordinateur de CarbonThink. Le consortium va réaliser des diagnostics sur 100 fermes cet hiver et il est encore possible de s’inscrire.
Témoignage de Christian Dietschy, betteravier à Brunstatt en Alsace
« Je fais partie des dix fermes qui ont testé la méthode d’évaluation carbone en avant-première pour la région Grand Est dans le cadre de CarbonThink. La Coopérative Agricole de Céréales (CAC 68) où je suis administrateur m’a proposé de faire le diagnostic carbone pour voir où je me situais, et quelle quantité de crédit je pouvais vendre. Résultat : pour générer environ 0,8 t/ha de crédit carbone, je devrais remplacer une partie du maïs par 20 à 25 ha de soja. Cela permettrait de réduire les apports d’azote générateurs d’émissions de gaz à effet de serre. Concernant le stockage du carbone dans le sol, on me conseille de changer la composition de mes inter-cultures et de les laisser plus longtemps, jusqu’à Noël, et si possible jusqu’en février, au lieu de les détruire en novembre. En implantant du soja au lieu du maïs, je prendrais un risque supplémentaire, car je n’ai pas la possibilité d’irriguer. Au niveau des marges, j’enregistrerais une perte de 100 à 150 €/ha. Mais avec l’augmentation actuelle des prix du soja, la différence ne serait plus que de 50 €/ha. Il faudrait aussi que je change la barre de coupe de la moissonneuse-batteuse. Vu le prix auquel nous pouvons vendre les crédits carbone – entre 30 et 50 €/t – je ne vais pas m’engager tout de suite. C’est un marché que nous devons encore construire pour couvrir les surcoûts, voire faire un petit gain. La démarche devrait selon moi être réalisée par bassin de production pour ensuite être valorisée sur le marché du carbone ».
Le plan France relance a créé le dispositif « Bon Diagnostic Carbone », doté de 10 M€ et destiné aux agriculteurs installés depuis moins de cinq ans. Il finance à 90 % la réalisation de ces diagnostics ; les agriculteurs n’auront à s’acquitter que de 10 % du coût complet.