Vivre au contact des bêtes n’est pas nouveau. En 2007, un allemand Heinz Meynhardt publia un livre passionnant « Ma vie chez les sangliers » (éditions Hatier). Il racontait comment il s’était fait accepter par un groupe dont il partageait la vie. Le ton était distancié. C’était un observateur attentif et pertinent du comportement animal. Dans une autre veine, proche celle-là de l’égarement mental, nous avons Timothy Treadwell. Ce curieux personnage dont la vie a été puissamment relatée par Werner Herzog dans le film « Grizzly man » était, lui, transi d’amour pour les grands grizzlys de l’île Kodiak. Les gardes du parc national l’avaient mis en garde : on ne danse pas avec les ours. Treadwell leur faisait des gestes d’honneur jusqu’au jour où on retrouva son thorax et les restes de sa copine, Amy, dans un fourré. Un grand mâle les avait dévorés. C’est dans cette même veine que s’inscrit « L’homme chevreuil » qui sort aujourd’hui. Une précision d’abord : contrairement à la publicité, l’auteur n’a pas vécu 7 années dans la forêt. Il est revenu régulièrement chez ses parents pour prendre une douche, reprendre des forces et des boîtes de conserve.
Une balle magique
Pourquoi cette aventure ? L’amour de la nature, explique-t-il, lui vient de l’enfance. Tout jeune, il s’intéressait déjà au papa et à la maman merle dont il surveillait les bébés. Le dégoût des hommes et de notre société s’accentuant, il décide alors de faire retour vers la nature et ses animaux. Immergé au milieu des arbres, il observe les bêtes, les chevreuils en particulier, et partage leur régime alimentaire : herbes tendres, baies, bourgeons, jeunes feuilles. Il baptise les animaux de diminutifs : Sipointe, Daguet, Chévi, Chocotte, Étoile. Il a besoin de baisers, de câlins, de tendresse et d’effusions. Il pense très sérieusement que cet amour est réciproque. Dès lors, nous quittons l’éthologie pour une aventure romantique fantasmée. Nous ne sommes plus dans une forêt ordinaire, mais dans la forêt magique : une renarde sort du couvert pour aller boire du lait au pis d’une vache, les écureuils se claquent les cuisses aux facéties des chevreuils, Jimmy le sanglier, « un ami fabuleux », jure de se venger après la disparition tragique de Colette, sa compagne.
Geoffroy Delorme pourrait couler des jours heureux en se roulant dans la fougère avec ses nouveaux amis quand un drame se produit. Alors qu’enlacé avec Étoile, il somnole dans un fourré, une harde de cerfs et de biches les charge. En même temps, il entend des détonations. Étoile est touchée par une balle. D’où vient-elle ? On ne le saura pas. C’est une balle magique. Pas de chasseurs en vue, des détonations lointaines, les deux amants sont protégés par le mur vivant des cerfs et des biches. Mais Étoile, comme Bambi, est mortellement touchée.
Geoffroy a participé à l’accouchement
L’homme des bois décide d’égarer les chiens qui vont certainement arriver en déposant son sac à dos devant une coulée. Gagné ! Les chiens passent, flairent et s’en vont. Il ne reste plus qu’à recueillir les derniers mots de la mourante : « elle me regarde en poussant de petits cris, comme de petits sanglots avant de poser sa tête au sol ».
« Oh ! Pardonne-moi Étoile, je n’ai pas su te protéger, je n’ai pas été assez fort, pardonne-moi… je te promets de veiller sur Chévi, il n’a que cinq mois ». Chévi, c’est le chevrillard. Geoffroy a participé à l’accouchement il y a quelques mois. Il a donc une responsabilité de père de famille. Pas question qu’Étoile « finisse dans un congélateur ou dans l’assiette d’un humain ». Il faut l’enterrer dignement. À la pointe du couteau, l’auteur creuse donc une tombe devant laquelle il va longuement se recueillir. Le parallèle entre Delorme et Treadwell est saisissant. Même blessure affective que l’on comble ou que l’on croit combler avec les animaux. Contrairement aux grizzlys, les chevreuils ne sont pas dangereux. Delorme ne risque donc rien à folâtrer avec eux. Plus on avance dans le livre, plus l’animal devient surhumain. Les humains sont méchants, les chevreuils fraternels, bienveillants et chaleureux. Comme Treadwell, Delorme décide de devenir leur protecteur. Au moment de la chasse, il saura les mettre à l’abri, les conduire vers des territoires sûrs. Un premier coup de fusil retentit. « J’aboie deux fois ce qui, chez les chevrettes veut dire : on reste groupés ». Message reçu. Sipointe emmène Daguet, Chévi , Daguet et Laflèche « vers une zone Natura 2000 ».
Au fil des mois, la mue s’accentue : l’homme devient de plus en plus chevreuil. Ses sœurs ont pour lui des attentions inouïes. « Une chevrette, Magalie, fais de moi la nounou officielle de Prunelle et Espoir ».
On finit par compatir au désordre mental de l’auteur. Après tout, la forêt peut être une thérapie. Le livre a soulevé des torrents d’enthousiasme. Chroniqueuses et chroniqueurs se pâment. Ce sont les folies de l’époque…
* L’homme chevreuil par Geoffroy Delorme (Les Arènes)