Harry Eliott ! Combien de gravures, de reproductions bon marché, de copies, ont envahi les présentoirs. L’artiste ayant bradé ses droits, ses œuvres ont été copiées ou plagiées à des milliers d’exemplaires. Chez les bouquinistes, dans les vide-greniers, impossible de ne pas trouver quelques moines rubiconds méditant un verre à la main devant un rôti ou un chien voleur de saucisses semant la pagaille dans une cuisine d’auberge, ou encore un chasseur assoupi sur un tronc, un renard lui filant entre les jambes.
Ce peintre au regard malicieux avait décidé de changer de patronyme. Et de se comporter comme un gentleman anglais !
Eliott s’appelle en réalité Charles Hermet. Il est né le 14 juin 1882 à Paris, au sein d’une famille d’éditeurs, d’imprimeurs et de lithographes. Sixième enfant d’une fratrie de neuf, il fait ses études au prestigieux collège Stanislas. A la mort du père, Désiré Félix, la famille ne parvient pas à sauver l’entreprise et a du mal à joindre les deux bouts.
Mobilisé en 1914, Charles est réformé pour dépression grave après la disparition de son frère, mort gazé.
Après la guerre, il se marie avec Blanche Angot, originaire de Pont-Audemer et s’installe au Goulet (Orne), non loin d’Alençon, où il passera la majeure partie de sa vie d’artiste.
Redingote
Hermet, qui dessinait déjà avant la guerre, décide alors de devenir Eliott. Pourquoi cette transformation ? L’explication remonte à l’enfance. Parmi toutes les lithographies vendues par son père, le petit Charles admirait Cecil Aldin, un artiste anglais spécialisé dans les scènes de chasse à courre, les voyages en diligence, la vie des hobereaux locaux, les auberges de campagne, les chiens, les chevaux et la chasse au renard. Aldin peint ce qu’il voit, mais ne compose pas d’histoires. Son admirateur reprendra les mêmes thèmes, mais en fera des scènes drolatiques. Et il ajoutera les moines, les prélats, les chapelains plus préoccupés par le bien-vivre que par leur ministère.
Après avoir adopté son nouveau patronyme, Eliott-Hermet change de peau. « Vêtu d’une sorte de redingote sombre, chaussé de bottines jaunes et de leggings de toile, il semblait tout droit sorti d’un roman de Charles Dickens », se souvient l’antiquaire Jean Castreau qui le croisait en ville.
Il suit, à vélo, des chasses à courre au cerf dans la forêt de Vernon et de Rosny. Certains finissent par le prendre pour un authentique fils d’Albion. Il peint énormément et sa réputation grandit. Les éditeurs le demandent. Il illustre les œuvres de Charles Dickens (David Copperfield, Les aventures de Monsieur Pickwick…) et de nombreux livres de la Bibliothèque verte comme Croc-Blanc et d’autres aventures de Jack London. La pub, la « réclame » comme on disait à cette époque, suit. Les cacaos Van Houten, les liqueurs Marie Brizard, les automobiles Delahaye lui passent commande. Il fait aussi régulièrement les couvertures du Chasseur français et Manufrance lui demande d’illustrer son célèbre catalogue.
Narquois
Eliott, qui s’est complètement assimilé au personnage qu’il a créé, va vivre confortablement pendant des années. Il produit énormément.
Le peintre s’amuse à mettre en scène ses personnages. Chacun a son rôle. Même les chiens et les chats semblent avoir leur mot à dire. Ce comique de situation, joint à la sûreté de son trait – la ligne claire chère à Hergé –, garantit le succès.
Hélas, après des années de prospérité, la chute s’annonce. Ayant vendu ses droits pour une somme dérisoire, porté sur la bouteille – le vin rouge et pas le whisky – il terminera sa vie dans la misère. La mort de sa femme, en 1957, accentue la chute. A quelques jours de sa fin, un de ses proches le décrit ainsi : « Eliott, barbu, environné de toiles d’araignées épaisses comme des vélums, nous reçut avec la gentillesse caustique qui était la sienne. Après le coup de rouge traditionnel, nous le quittâmes en prenant rendez-vous pour un déjeuner prochain. Je le revois encore sur le pas de sa porte, m’envoyant un au revoir narquois. »
Trois jours plus tard, on le retrouve mort dans son lit. Trois personnes seulement suivent son enterrement au petit cimetière de Villez-sous-Bailleul (Eure). C’était le 29 mai 1959. Il avait 77 ans.
Par la suite, ses lithographies – ou leurs innombrables reproductions – font la joie des imprimeurs. Un flot d’Eliott, vrais ou faux, déferle chez les bouquinistes, les encadreurs, les antiquaires et les brocanteurs, pour le plus grand bonheur des propriétaires de résidences secondaires.
« Un chic très britannique ! » pensent les acheteurs. L’âme espiègle de Charles-Edmond Hermet doit s’en réjouir.
* Les admirateurs de l’artiste peuvent rallier le Harry Eliott Club
www.harry-eliott.club